« Puisque nous ne nous aimons plus, puisque tu ne m’aimes plus en tout cas, je dois prendre des dispositions pour les funérailles de notre amour. »
Lire Sagan c’est s’aiguiser l’esprit. Et quand elle écrit une lettre de rupture à l’un de ses amants, on retrouve cette intelligence du mot, qui drape la tristesse d’une apparente légèreté. J’ai trouvé celle-ci sur un site dédié à la correspondance littéraire, reconnaissant Sagan la funambule, prête à tout risquer sur un coup de tête ou un coup de dé. La première phrase sent la bravache. Délaissée, elle sait que rien ne va plus. Mais, incorrigible joueuse, elle garde la main et donne les cartes. Et la voici qui règle la succession.
« C’est alors que moi, restant seule propriétaire de cet amour sans raison, sans but et sans conséquence, comme tout amour digne de ce nom, moi propriétaire cupide, hélas, qui avais placé cet amour en viager – le croyant éternel puisque te croyant amoureux -, c’est alors que je décide, n’étant saine ni de corps ni d’esprit, et fière de ne pas l’être, je te lègue : Le café où nous nous sommes rencontrés . (…) Tu pris ma main ou je pris la tienne. Je ne sais pas la suite. L’amour, c’est tellement ordinaire.
« Passons. Il faut passer ; j’ai tant de choses à te léguer. La première maison, ce n’était rien. Nous n’habitions nulle part, nous habitions la nuit. A force d’amour, de cris et d’insomnies, nous devenions phosphorescents de corps, exsangues. Je devenais femme vestale. Des cigarettes abandonnées brûlaient doucement, comme moi, dans la nuit, sans s’éteindre. Tiens, je te lègue ça : un de ces mégots si longs, si écrasés…
Tant que j’y suis, je te lègue ces mots embrouillés, confus, mortels, grâce auxquels tu m’expliquais tes absences. Je te lègue les « Rendez-vous d’affaires, démarches indispensables, contretemps fâcheux ». Ah, si tu savais, si tu avais su à quel point ces contre-temps s’appelaient « contre-amour », et ces démarches « férocités ». Je te lègue aussi les « Tu ne t’es pas ennuyée ? », les « Je suis désolé » qui suivaient ces contretemps. Oui, je m’étais ennuyée, non, j’étais plus que désolée (…) Je te lègue, puisque tu es un homme, les honteux bandages dont tu entouras mes poignets, le soir où je jouai à mourir. Tu penchais la tête, tu tremblais, tu disais « Le sang est rouge à tes poignets, et tes bras sont raides. Il faudrait te reposer, et puis que l’on s’aide. »
Photo de Jean-Lou Sieff