« Aux courageux soldats français qui ont répondu à l’Appel du 18 juin. »
17 juin 1940
En pleine débâcle. Aérodrome d’Ussel (Corrèze). Sous les étoiles. Entre deux missions. Une poignée de Dewoitine D. 520, peinture fraîche, au milieu de vieux coucous en sale état.
Dans le cockpit d’un D. 520, le pilote caresse le manche, effleure les boutons du tableau de bord, compulse le manuel d’instruction. Frénétique. Distance d’atterrissage ? Armement ? Plafond de vol ? Système d’oxygène ? Radio…
Il n’entend pas : le brouhaha à la cantine, puis le silence, La Marseillaise et le retour du vacarme.
Une tête se penche dans le cockpit. Barbouillée au cambouis : le mécano.
— Tu imagines ce qu’on va pouvoir faire avec ? demande le pilote.
La tête acquiesce. Ou pas. Parle : vent arrière, et cetera. Et conclut : vicieux à basse vitesse. Le pilote secoue la tête — non :
— Faudra me régler le ralenti, hein ?
Le mécano brandit son marteau :
— Deux p’tits coups au bon endroit et…
— Toute la voltige passe. Du bout des doigts.
Le mécano pointe son marteau vers la valise derrière le siège :
— Et puis, tu dois pouvoir emporter pas mal de choses en vacances, hein ?
Il sourit. Tout seul. Parle. Tout seul. Alors, il insiste :
— Henri ?
— Hein ?
— Pétain vient d’être nommé président du conseil…
— Ah ?
— Et il a demandé… l’armistice aux boches. À la radio. Il y a cinq minutes.
— Quoi ? Pourquoi ? On vient juste de recevoir ces petits bijoux !
— Désolé…
Fracas de porte. Troufion sur le tarmac. Qui hurle :
— Bientôt la paix !
Main crispée sur le manche. L’aviateur crache :
— « La paix », vraiment ?
18 juin 1940.
Perte : 1, le pilote fait prisonnier.
Victoires : 2 !
Repli sur l’aéroport de Bergerac.
Ce soir, au mess, toast en l’honneur de l’adjudant Émile Robert qui est allé aux pâquerettes en plein combat tournoyant. Ensuite, on a allumé la TSF. Danielle Darrieux chante une Charade d’amour : « Je connais une devinette, un peu bête… » On se détend entre deux vols, tous ensemble. Tous, sauf Durieux — le lieutenant Henri Durieux. Toujours dans son coin. Là, il tripote son verre et marmonne des trucs du genre « J’refuse de filer mon zinc à un boche ».
Nous, on parle fort. Un peu aussi pour l’asticoter :
— Pétain l’a dit : on s’est bien battu, on a été héroïque.
Approbations à la table. Des verres tintent. Les commentaires fusent :
— C’est pas un déshonneur de s’arrêter maintenant.
À la radio, la Belle continue : « Mon second, c’est deux bras solides… »
— Ouais ! faut faire confiance au « héros de Verdun ».
— T’as quelque chose à redire à ça, Durieux ?
— Laissez-le tranquille.
« Mon troisième, des baisers sonores… »
Durieux bondit, prêt à déclencher. La plupart plongent dans leur verre. Mais, on est quelques-uns à répondre à la manœuvre. Un téméraire tente de s’interposer. Un autre change de station radio. De toute façon, on connait tous la solution : « Mon tout, c’est vous ». Une voix d’homme chasse les grésillements :
« … l’espérance doit-elle disparaître ? La défaite est-elle définitive ? Non ! Croyez-moi… rien n’est perdu pour la France… »
Durieux est aimanté. Et nous, on compte pour peau de balle ?
« … car la France n’est pas seule ! Elle n’est pas seule ! Nous pourrons vaincre dans l’avenir… »
Brouhaha dans la salle. Durieux bouscule un copain :
— Ferme-la : j’écoute.
« Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s’y trouver, avec leurs armes ou sans, à se mettre en rapport avec moi… »
— Coupe-moi cette fichue radio.
Durieux cogne.
« La flamme de la résistance française ne doit pas s’éteind… » Le son meurt. Durieux tente de remettre le volume. Mais, on le flanque et on le fait voltiger. Il rend les coups en rafales. C’est combat tournoyant à la cantine.
22 juin 1940
Repli sur la base aérienne de Toulouse.
La nuit est tombée. De retour dans mes quartiers. L’œil poché. La lèvre coupée. La mission est terminée : pas de perte, 1 victoire. Bonne journée.
À ma table. Je consulte : cartes, notes, bulletin météo. Je griffonne. Avec le plein : Toulouse-Portsmouth, c’est juste très juste, mais s’y a pas d’embrouille quitte à terminer en vol plané de toute façon y a pas le choix çapasseouçacass
On cogne à la porte. La poignée s’abaisse.
Panique. Les papiers ? Vite les cacher dans le tiroir.
Le colonel sur le seuil : j’fais le diable à ressort des casernes et salue.
— Repos ! Durieux, l’armistice vient d’être signé avec les Allemands. Oui, je sais… Mais, nous sommes des soldats. On obéit. On ne décide pas de ce qui est bien ou mal. Ça, c’est le rôle des politiciens. Lieutenant, vous m’écoutez ? Tout est fini maintenant. Laissez tomber. Pensez à votre famille, au déshonneur…
J’lève les yeux au ciel. Le colon remarque. Scrute l’étagère : vide.
— Je vois : pas de famille, pas d’ami. Et bientôt, plus de patrie. Mais Bon Dieu ! Durieux, qui soutient votre de Gaulle ? Personne en France.
Et le baratin recommence. « Mes » Américains ? Toujours pas entrés en guerre. Hitler ? Une tornade. « Mes » Anglais ? Ils ont filé, la queue entre les jambes, à Dunkerque. Bientôt, Londres tombera comme Paris. Et après, je ferai quoi ?
Puis, c’est le coup de la grande tirade :
— Vous échangez la certitude d’une paix — « une paix sans déshonneur » a assuré le vieux Pétain…
Le vieux Pétochard.
—… contre les chimères d’une lutte perdue d’avance.
Me résigner ? Jamais !
— Je vais vous empêcher de faire une connerie, Durieux. Je ne peux pas vous foutre au trou. Mais, j’vais vous surveiller comme ma jauge à essence. J’vais pas vous lâcher.
On parie ?
Le 25 juin 1940
0 h 35 : entrée en vigueur du cessez-le-feu.
5 h 57 : le moteur d’un D. 520 pétarade au milieu d’un nuage de poussière. Les soldats se précipitent, soleil dans les yeux, mitraillette en mains : tac, tac, tac, tac ! L’aéroplane se met doucement à rouler. Une rafale balafre le fuselage.
Le colonel accourt :
— CESSEZ LE FEU !
— C’est Durieux, explique un soldat. Dernier coup de mitraille : la cocarde tricolore est percée. « Sale traite ! »
L’avion quitte le sol. Les pilotes accourent, parachute à l’épaule, hématomes en façade :
— Permission de décoller, mon colonel ?
— La fourrière, pour vous servir !
— Permission de faire feu ?
Des regards assassins clouent le gus au sol. Il se cache vite derrière son masque à oxygène.
— Non ! crie le colonel.
— Et l’Armistice, mon colonel ? Il est interdit de décoller sans autorisation boche ou de tenter de rejoindre l’Angleterre…
— Nous avons interdiction de décoller ? Et bien, refilons le bébé aux Allemands. Allez, rompez !
Les hommes se dispersent, dépités.
— Permission de parler, mon colonel ?
Le colonel se retourne : son unique mécano est au garde-à-vous, marteau à la ceinture. Il acquiesce.
— Vous livrez un copain aux boches, mon colonel ?
Regard noir et ton sec :
— Non, je suis les ordres… Dites-moi, vous savez si un complice l’a aidé à préparer son avion ?
Regard fuyant et bafouillage :
— N… non.
Le colonel se retourne en direction du point qui glisse dans le ciel. Il ira au bureau des transmissions alerter sa hiérarchie. Tout à l’heure. Plus tard…
Il se tourne vers le mécanicien. Yeux dans les yeux :
— Quelle quantité d’essence a-t-il ?
— Le plein ! Je crois…
— Et le moteur ?
— Au poil. J’ai… enfin, le ralenti est réglé.
— Parfait. C’est un bien bel appareil que ce Dewoitine, n’est-ce pas ?
— Un « bijou » ! Si on l’avait eu plus tôt, on l’aurait gagnée, cette guerre. C’est sûr.
Le colonel sourit tristement. L’avion disparait.
7 h 03 : le pilote vole au ras des briques, la tête dans une tempête de ciel de bleu, le ventre sur le gazon. Le château de Chaumont, la Loire. La France somnole encore. Cap au nord ! Les replis, c’est fini.
7 h 50 : survol du Havre. Il est temps de faire ses adieux. Le pilote ferme les yeux et fait un vœu. Peu de chances qu’il se réalise. Coup d’œil à la jauge d’essence : 7 % = le moteur picole sévère.
8 h 08 : quatre chasseurs allemands ! Quatre aigles. À Dunkerque, les Anglais ont fait de jolis cartons. Il est temps de tester l’avion français… Très vite, Henri parvient à s’installer en position de tir : dans le dos du premier Allemand.
— Là, t’as aucune chance : saute, Bonhomme, saute !
La proie esquive. Une fois. Deux fois. Une rafale cisaille son aile. Vrille. Le pilote s’éjecte au-dessus de la Manche. L’aéroplane s’écrase. Un de moins. Un second appareil dans le viseur. Henri presse la détente : zut ! les deux mitrailleuses de l’aile gauche s’enrayent. Et les deux autres sont vite à court de munitions ! Heureusement, l’adversaire ne le sait pas. Il tente une manœuvre périlleuse près de l’eau, décroche et s’écrase dans une boule de feu.
— Et de deux…
Henri vérifie machinalement dans le rétro. Mince ! le troisième chasseur s’approche discrètement pour assurer son tir. Henri enchaine les figures de voltige. Rien à faire. L’autre connait son affaire et conserve l’avantage. Chacun son tour… Les balles traçantes zèbrent le ciel de trainées rouges. Elles se rapprochent dangereusement du français. Une salve arrache finalement un bout d’aile. Perte instantanée de maniabilité. L’Allemand se rapproche encore. Seconde rafale et le réservoir est touché. Ce matin, c’est ball-trap et le boche est tout prêt d’empocher la mise.
Et soudain, un second lascar ! Venu de nulle part. Face à face. Sûr de sa supériorité de feu. S’il savait à quel point il avait raison… Bizarre, il n’arrose pas : il attend… 300, 250, 200 mètres. Henri tente l’esquive en plongeant vers l’eau. L’Allemand tire une seule giclée : crac ! la balle perce la verrière, traverse le cockpit et vient se planter dans la cloison… 5 cm au-dessus de l’épaule d’Henri. Un vent glacial siffle dans la cabine. Le gars est un sniper, un raffiné. Il cherche à tuer le cocher, pas à endommager l’avion comme les autres.
Les deux aigles se croisent, se frôlent, mais s’évitent. Dommage !
Le moteur d’Henri prend feu. Touché. Une épaisse fumée s’échappe du capot, envahit l’habitacle. Derrière le masque à oxygène et les lunettes, on y voit de moins en moins. La manœuvre a mis de la distance entre les adversaires, mais les deux rapaces auront bientôt fini leur manœuvre d’approche. Ils fondront sur Henri. Et leur appareil est intact…
Henri file au ras des flots. La côte anglaise toute proche disparaît sous la fumée et les projections d’huile. Tous les voyants sont au rouge : le moteur ne va pas tenir longtemps.
Une terrible canonnade retentit alors, tout autour d’Henri. La carlingue vibre à chaque déflagration. C’est la défense antiaérienne de la côte anglaise à la rescousse ! L’alerte a été donnée. Décidément, leur radar est efficace. À travers la fumée, une patrouille de chasseurs anglais apparait haute dans le ciel. Les deux Allemands renoncent et filent.
8 h 19 : il est temps de reprendre de l’altitude, encadré par les Anglais. Mais, le moteur se met à toussoter. Essence ? 0 % : le moteur cale. L’île de Wight sur la gauche ? Trop loin ! Seule solution : la côte en face. Henri teste le manche : un vrai platane. La côte approche. Nulle part pour atterrir. L’avion perd de la vitesse : 180 km/h… 175… Altitude ? Seulement 1000 pieds… 160 km/h… 155… Des arbres, des arbres, encore des arbres… 150 km/h… L’avion va bientôt tomber comme une pierre et s’écraser. Il ne reste plus qu’à aller aux vaches. En douceur, si possible…
8 h 23 : à contrecœur, l’aviateur décide de s’éjecter. Accroché à son parachute, les larmes aux yeux, il regarde l’appareil piquer. Il vient d’abandonner son avion. Sa valise. Ses souvenirs : un exemplaire de Vol de Nuit, un paquet de lettres et deux photos jaunies : un couple âgé, une blonde devant un vieux biplan. Des petits morceaux de France. Le D. 520 heurte le sol britannique et explose.
26 juin 1940
Aérodrome de Portsmouth.
Un anglais en uniforme gris-bleu se faufile entre les baraques et les tentes. Sur ses pas, le Français tombé du ciel la veille. Il monologue :
— Vous allez rencontrer des compatriotes à vous. Some Frenchies, indeed ! Déjà là. Trois pilotes, comme vous…
Coup d’œil au Français : il boîte, canne à la main, visage crispé ; marmonne, râle. Drôle de loustic !
—… et deux mécaniciens. Ils ont suivi l’Appel de votre Général. Juste une poignée. Mais on en attend beaucoup plus…
Le terrain d’aviation apparait. Un avion décolle.
— On dit qu’Hitler va se jeter sur nos côtes la semaine prochaine…
L’aviateur s’arrête. Subjugué. Des dizaines de chasseurs ! Alignés. Neufs. Un camaïeu de vert sur un green. Une myriade de mécanos qui les bichonnent. L’Anglische suit sa route : blaah, bla-bli.
— Des Spitfires ! murmure l’aviateur.
—… believe me, la Royal Air Force est prête à le recevoir…
Le soldat revient sur ses pas et suit le regard du Français :
— The best ever : les boches nous les envient.
Petite tape sur l’épaule :
— Come on, Sir ! Venez signer votre engagement. Et bientôt, vous volerez là-dessus.
Henri Durieux sourit. Il se redresse et balance sa canne dans la haie la plus proche.