Ecrire comme on parle est une illusion. Pour un écrivain, c’est même un sacré challenge. Dans L’Art de la fiction, David Lodge revient sur le skaz, un mot peu connu des néophytes. Mais si l’on vous dit que L’Attrape-cœurs de Salinger en est un exemple, tout devient plus clair.
« Le terme skaz est un mot russe qui ne manque pas d’attrait (à une oreille anglaise, il suggère « jazz » et « scat » comme dans « scat-singing »); il désigne un genre de récit à la première personne possédant les caractéristiques de la langue parlée plutôt que celles de la langue écrite. Dans ce type de roman ou d’histoire, le narrateur est un personnage qui dit « je » et s’adresse au lecteur en lui disant « vous » ou « tu ». Le vocabulaire et la syntaxe du narrateur appartiennent à la langue parlée, et il donne l’impression d’improviser l’histoire de façon spontanée plutôt que d’en donner une version écrite construite avec soin en un style châtié. On l’écoute plutôt qu’on ne le lit, comme on écouterait le bavardage d’un inconnu rencontré dans un café ou dans un train. Il va sans dire que c’est là une illusion qui est le fruit d’une somme considérable d’efforts délibérés et de réécriture soigneuse de la part de l’auteur « réel ». Un style narratif imitant littéralement la parole serait pratiquement inintelligible, comme le sont les transcriptions de conversations enregistrées. Néanmoins, c’est une illusion qui peut produire un puissant effet d’authenticité et de sincérité, donnant l’impression que le narrateur dit la vérité.
Pour les romanciers américains, le skaz a constitué un moyen évident de se libérer des traditions littéraires héritées d’Angleterre et d’Europe. l’impulsion décisive en fut donnée par Mark Twain. « La littérature tout entière est issue d’un seul livre de Mark Twain, Huckleberry Finn », disait Ernest Hemingway. C’est une exagération, mais elle est révélatrice. (…) Le Holden Caulfield de J.D. Salinger est un des descendants littéraires de Huck Finn. (…) Il y a quelque chose de poétique dans sa prose, une manipulation subtile des rythmes de la parole qui fait que c’est sans effort qu’on la lit et qu’on la relit. Pour reprendre un terme de musiciens de jazz, c’est une prose qui swingue. »
Voilà du grain à moudre pour un atelier d’écriture, où le narrateur est un chapitre clé.