Effet de miroir
Justine contemplait son image, comme dans un miroir ; pourtant, ce n’était pas elle sur cette photo. Elle n’avait aucun doute sur ce point. L’environnement lui était inconnu, les vêtements n’étaient pas les siens. Comme si un montage avait été réalisé à partir d’un cliché d’elle. L’effet était saisissant : cette jeune femme lui ressemblait trait pour trait. Même visage rond, aux pommettes saillantes et aux yeux bridés. Même port de tête : seule la coiffure était différente. Sa chevelure était plus longue et plus brune que celle dont elle scrutait les traits.
Elle comprenait la stupéfaction de son amie qui avait trouvé, par hasard, cette photo sur Facebook. Elle l’avait appelée tout de suite après, toute excitée, pour lui raconter qu’elle était tombée sur son sosie. Persuadée qu’elle exagérait, elle n’avait pas réagi mais devant son insistance, elle s’était connectée.
Bouleversée, Justine referma son ordinateur. Il lui fallait digérer la nouvelle, s’y habituer, prendre la mesure de tout ce que cela pouvait impliquer. Qui était cette jeune femme ? D’où venait-elle ? Y avait-il la moindre chance qu’elles soient de la même famille ? Justine était au courant pour son adoption, ses parents ne la lui avait pas cachée, mais elle ne savait rien ou presque sur ses origines. Les suppositions les plus folles se mirent à bouillonner dans sa tête. Elle ralluma son ordinateur.
Une heure après, elle s’allongea sur son lit, épuisée. Elle ne pourrait rien faire de plus ce soir-là. Elle avait glané toutes les informations possibles sur le « profil » de son double qui s’appelait Caroline et vivait à quelques centaines de kilomètres de chez elle. Sur les photos de famille qu’elle avait mises en ligne, elle avait remarqué que ses parents et ses frères n’étaient pas asiatiques. Elle en avait déduit qu’elle aussi avait été adoptée.
Elle avait aussi appris qu’elle était en troisième année de fac de droit et devait donc avoir deux ou trois ans de plus qu’elle. Effectivement, sur les clichés qu’elle avait détaillés attentivement, elle semblait plus mature.
Justine lui avait laissé un message, joignant un portrait d’elle réalisé peu de temps auparavant par son père. Elle lui expliquait avoir été adoptée au Vietnam et lui demandait si c’était également son cas. Elle avait eu un peu de mal à trouver ses mots, la situation étant tellement inhabituelle. Elle ne voulait pas troubler cette inconnue mais tenait à en savoir plus.
Elle passa une nuit agitée, imaginant mille scénarios, retournant toutes les possibilités dans sa tête et se sentant finalement un peu angoissée par les suites que pourrait avoir cette histoire. Avait-elle une sœur, une cousine ou simplement un sosie ? Restait aussi la possibilité qu’il ne s’agisse que d’une mauvaise blague…
Et si cette inconnue lui était apparentée, aurait-elle des informations sur sa famille biologique ? Accepterait-elle de lui parler, de la voir ?
Dès son lever le lendemain, elle constata que Caroline lui avait répondu. Elle aussi s’étonnait de leurs traits similaires et se posait beaucoup de questions. Elle lui confirmait qu’elle avait été adoptée au Vietnam au début des années 90. Elle allait rechercher dans les rares papiers conservés par sa famille le nom de l’orphelinat d’où elle venait et s’il y figurait d’autres informations. Elle lui proposait de l’appeler ensuite pour en parler. Justine la remercia d’avoir pris contact aussi rapidement et lui confirma qu’elle attendrait son appel.
Cependant, elle ne pouvait se résigner à patienter sans rien faire. Elle raconta à ses parents ce qui se passait. Ils furent très étonnés mais durent en convenir en voyant le portrait de Caroline, elle ressemblait beaucoup à leur fille. Celle-ci les interrogea sur les circonstances de son adoption. Ils lui confirmèrent ce qu’ils lui avaient déjà expliqué par le passé : elle était née à l’hôpital principal d’Hanoï. Pendant leurs démarches, ils avaient indiqué qu’ils étaient prêts à accueillir une fratrie mais il leur avait été dit qu’elle n’avait pas de frère ou de sœur. Sa mère naturelle avait renoncé à l’élever, faute de moyens. Elle avait préféré la confier à l’adoption et avait souhaité rester anonyme.
Devant sa fébrilité, ses parents lui recommandèrent de ne pas trop s’emballer. Ils ne voulaient pas qu’elle soit déçue si cette aventure ne menait finalement à rien de concret et qu’elle ne pouvait en apprendre plus sur ses origines. Justine comprenait leur inquiétude, dictée par leur amour et leur désir de la protéger, mais elle sentait, au fond d’elle, qu’elle devait poursuivre.
Quand elle parla pour la première fois à Caroline au téléphone le lendemain, l’émotion lui nouait la gorge. Elle sentit qu’il en allait de même pour elle car sa voix s’étranglait un peu, quand elle prononça « Justine ? Bonjour, c’est Caroline… ». Elle avait ajouté, comme pour dédramatiser, « ton sosie Internet ». Cela les avait fait rire et elles avaient pu ensuite parler avec plus de légèreté. Justine fut même surprise de constater à quel point il était facile, presque naturel, de discuter avec Caroline alors qu’elles ne se connaissaient pas. Elle avait cru que la timidité et l’étrangeté de la situation limiteraient la spontanéité de leur première conversation mais ce ne fut pas le cas.
Elles échangèrent les informations qu’elles avaient pu trouver : comme elle, Caroline était née à l’hôpital d’Hanoï et c’est là que ses parents français étaient venus la chercher quelques semaines après. Les circonstances de sa naissance étaient très similaires à la sienne : sa mère biologique, très pauvre, ne pouvait la garder. Comme Justine, elle était supposée être fille unique. Aucun doute, ces points communs étaient intrigants mais ils ne les aidaient pas beaucoup. Elles pouvaient être de la même famille ou se ressembler sans raison particulière. Après tout, il se racontait communément que chaque personne avait, quelque part, un sosie.
Même si elles étaient un peu déçues de ne pas avoir plus avancé, elles n’avaient pas envie de baisser les bras. Elles pensaient, l’une comme l’autre, qu’elles devaient se voir pour continuer à creuser la question. Le plus tôt serait le mieux.
Elles organisèrent une rencontre pour le weekend end suivant mais les jours précédents, elles eurent plusieurs conversations téléphoniques. Elles se parlèrent de leurs enfances respectives, de leurs familles, de leurs études. Elles avaient suivi des voies différentes ; Justine qui entamait seulement ses études supérieures était scientifique alors que Caroline avait suivi un cursus littéraire et juridique. Elles avaient en commun d’avoir été adoptées par des familles aimantes et soudées mais savaient toutes deux que l’absence de certitudes quant à leurs racines était parfois pesante. Elles avaient grandi heureuses mais avec un manque.
Justine appréciait ses échanges avec Caroline. Plus le jour de la rencontre approchait, plus l’impatience la gagnait. Elle sentait la sympathie grandir entre elles et quand elle repensait à la mise en garde de ses parents, elle se disait que même si toute cette aventure ne lui permettait pas de découvrir de nouvelles informations sur ses origines, elle ne regretterait rien puisqu’elle se serait fait une nouvelle amie. Et une amie d’autant plus précieuse qu’elle partageait l’expérience la plus importante de sa vie : une adoption.
Le matin du rendez-vous, Justine était prête des heures avant le moment de partir chercher Caroline à la gare. Elle avait mal dormi, se retournant sans cesse dans son lit, mais elle était pleine d’énergie à l’idée qu’elle allait enfin la rencontrer. Ses parents lui avaient proposé de l’accompagner et elle avait accepté avec gratitude. Elle ne savait plus bien si elle craignait d’être submergée par l’émotion ou par une terrible déception.
Quand Caroline s’avança vers eux à la sortie du quai, Justine sentit son cœur s’emballer. Elles avaient non seulement le même visage, mais aussi une taille et une silhouette identiques. Elles bougeaient de la même façon et avaient le même sourire. Se retrouver face à face effaçait tous leurs doutes : elles étaient sœurs. Elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre, riant et pleurant à la fois.
En se tournant vers ses parents, Justine constata qu’ils étaient, eux aussi, sous le coup de l’émotion. Elle pouvait lire sur leur visage une réelle stupéfaction et comme une incompréhension. Sa mère l’exprima d’un « Mon Dieu… je ne peux pas le croire ». Les deux jeunes filles semblaient parfaitement identiques. Leur lien de parenté était évident.
Ils partirent tous ensemble vers la maison. Justine et Caroline se tenaient par la main, papotaient joyeusement, comparaient leurs vêtements, leurs coiffures, se complimentant mutuellement. « Elles ont la même voix et le même rire » murmura le père de Justine, comme pour lui-même.
Une fois qu’ils furent installés autour d’un café et que l’émotion des premiers instants fut un peu retombée, il posa la question qui tournait dans sa tête depuis l’instant où il avait vu Caroline à côté de sa fille. « Quelle est ta date de naissance ? ».
Les filles se regardèrent, interloquées. En une seconde, elles réalisèrent qu’elles n’avaient pas échangé cette information, persuadées depuis le début d’avoir quelques années de différence. Et soudain, ce fut comme une évidence. Elles répondirent en cœur, sans se concerter : le 27 juillet 1993. Il faudrait une analyse ADN pour le confirmer officiellement mais tous, autour de la table, savaient maintenant au fond d’eux qu’elles étaient jumelles. Et qu’une nouvelle vie s’ouvrait devant elles.