En rentrant à l’auberge ce soir-là, Ludivine se sentait satisfaite, son reportage serait bouclé dans les temps. Elle s’allongea un instant sur le lit bas, perdit son regard dans le pisé du mur, écouta le silence de cette contrée perdue au beau milieu de l’Atlas. C’est ce qu’elle aimait le plus dans son métier, les reportages dans des endroits retirés comme celui-ci, aller à la rencontre de gens dont la culture est différente, dont la vie est proche de la nature et des éléments, dont les valeurs sont ancestrales, tout le contraire de ce qu’elle connaissait à Paris. Elle se releva promptement et décida d’aller profiter des derniers instants avant le coucher du soleil. Elle ressortit donc, et s’assit sur la petite terrasse devant l’auberge. Elle demanda un thé à la menthe à son hôte, consulta son téléphone portable – à nouveau, plus de réseau, tant pis – et étala devant elle ses carnets de notes et ses deux appareils photos. L’appel à la prière retentissait tandis que son hôte lui versait le thé, comme seuls les marocains savent le faire, en soulevant la théière très haut. Ils échangèrent quelques mots puis l’aubergiste se retira, la laissant seule à nouveau.
Ses proches, ses amis, ses collègues au magazine à Paris lui demandaient souvent ce qui la poussait à voyager autant. Ludivine n’avait jamais pu répondre précisément : elle pensait souvent que c’étaient des instants comme celui-là qui lui donnaient du sens, à elle, à sa vie, qui la nourrissaient. Elle savait au fond d’elle-même que le besoin de changement était aussi un besoin de solitude, et que les rencontres de voyage étaient aussi belles parce qu’elles étaient éphémères. Elle avait besoin de liberté, sans attaches.
De retour à Paris, elle avait passé encore deux jours sur son ordinateur à finaliser son reportage. Il paraîtrait dans le numéro du mois de juin. Elle avait maintenant quelques jours de répit devant elle, et décida d’aller dans son village natal voir son père qui lui semblait un peu absent ou étourdi ces derniers temps. Cela lui permettrait aussi de se ressourcer pendant quelques jours, avant de repartir vers une nouvelle destination.
Le portail grinça lorsqu’elle pénétra dans la cour. Elle avança prudemment sur le sol boueux, essayant d’éviter les flaques. Le crépi de la baraque s’écaillait et laissait entrevoir des pierres disjointes. L’un des volets pendait, et de sa peinture ne subsistaient plus que quelques traces vert clair. L’état de la maison se dégradait entre chacune de ses visites.
Ludivine s’approcha de la porte d’entrée, dont les carreaux pleins de poussière ne laissaient rien deviner de l’intérieur, et agita la vieille cloche. Elle attendit quelques instants, l’oreille tendue, mais aucun bruit ne vint troubler le ronronnement des tracteurs au loin. Elle agita la cloche de nouveau, et tourna la poignée qui s’ouvrit sans effort. La porte n’était pas verrouillée.
« Papa ? Papa ? C’est moi ! ». Elle n’entendait toujours aucun bruit, et décida de passer dans le jardin, derrière la maison. Ce jardin avait été magnifique du temps de sa mère, qui adorait les rosiers, mais lui aussi allait désormais, comme le reste, à l’abandon.
Son père se trouvait sous le saule, sur la veille chaise à bascule en fer forgé. Il dormait, elle ne voulut pas le réveiller tout de suite et revint à la cuisine faire du café, puis s’installa près de lui avec son plateau sur lequel elle amenait le café chaud, deux bols et des biscuits secs. Elle posa sa main sur son épaule, doucement, il sursauta et la regarda d’un air hébété.
« Qui… qui… êtes-vous ?
– Mais papa, c’est moi, c’est Ludivine.
– Ludivine ? Ah… Antoine est là aussi ?
– Antoine est à Paris, papa, je lui dirai de venir te voir bientôt.
– Comment vous vous appelez, vous dites ? »
Ludivine resta interdite, son coeur s’était arrêté de battre.
« Papa, c’est moi, Ludivine, je suis ta fille.
– Ludivine… C’est un joli prénom, on vous l’a déjà dit ? »
Ludivine se sentit submergée. Cette vague crainte qu’elle avait en face de son père depuis quelques temps devenait une terrible réalité. Que peut-on faire lorsque notre propre père ne nous reconnaît plus ? Ludivine paniquait. Surtout ne rien lui montrer, faire comme si tout était normal, ne pas l’inquiéter. Elle se retourna pour essuyer ses larmes, puis versa du café dans les deux bols pour se donner une contenance. Elle prit une gorgée, qu’elle avala avec difficulté, une boule en travers de la gorge. Elle observait son père, qui buvait tranquillement, dans un silence serein et tranquille, et ne semblait rien remarquer de son trouble.
Elle s’excusa et alla faire quelques pas dans le jardin, ce qui lui permit de sortir son téléphone et de composer, d’une main tremblante, le numéro de son frère, qui heureusement décrocha rapidement. Ludivine parlait vite, enchaînait des morceaux de phrases désordonnés, décrivant la situation par bribes. « N’exagère pas, il ne t’as pas vue depuis longtemps, c’est tout », minimisa d’abord Antoine. Ludivine insistait, son père ne connaissait plus son prénom, il l’avait juste trouvé « joli ». Peu à peu, Antoine sentit l’angoisse de sa soeur le gagner et décida d’aller la rejoindre.
« Tu veux une bière ? »
Ludivine hocha la tête, les yeux encore rouges. Antoine décapsula deux bouteilles, en tendit une à sa soeur, et s’assit sur le vieux fauteuil à bascule sans ajouter un mot. Ce soir-là, sous le saule, le frère et la soeur se rendirent à l’évidence : leur père ne pouvait plus rester seul ici, il fallait le placer dans un établissement adapté et il faudrait certainement aussi vendre la maison pour couvrir les frais.
Ils discutèrent longtemps. Ludivine s’en voulait de ne pas avoir été plus présente, toujours en voyage, comme si elle cherchait quelque chose – ou fuyait ? – pendant que son père, tout proche, l’effaçait peu à peu de sa mémoire. Elle était partagée entre le chagrin et la colère, contre elle-même, contre la fatalité ou le destin – peu importe le nom qu’on lui donnerait – mais aussi contre son père qui l’oubliait, elle, mais se souvenait parfaitement de son frère. D’ailleurs, dans le fond, elle en voulait aussi à Antoine, le préféré depuis toujours, et jalousait la complicité qui avait toujours existé entre le père et le fils, et qu’elle n’avait jamais connue.
Malgré les mots durs de sa soeur, Antoine la réconfortait comme il pouvait, tout en sachant que seul le temps pourrait réellement l’apaiser.
Ils parlèrent aussi de leur grand-mère. Comment lui annoncer que la maladie commençait à ronger son fils ? Ils ne parvenaient pas à évaluer à quel point le choc serait violent pour elle, ni quel impact il pourrait avoir sur sa santé. Mais pouvaient-ils la laisser dans l’ignorance ? Il viendrait forcément un moment, un jour, où elle comprendrait les choses, où le frère et la soeur se contrediraient ou laisseraient échapper le mot de trop.
Ni Ludivine, ni Antoine ne purent trouver le sommeil cette nuit-là.
Deux mois avaient passé. Antoine s’assit par terre, couvert de sueur. Il regarda la pièce maintenant vide, le chantier avançait bien. Ludivine revint avec des sandwiches et de l’eau, et s’assit près de lui. Les pancartes « A vendre » étaient déjà installées, il fallait tout vider et réparer ce qu’on pouvait.
« J’ai l’impression qu’on est en train d’effacer nos vies », dit Ludivine. Antoine acquiesça de la tête, en silence. « C’est bizarre de se dire qu’on ne viendra plus ici, non ? » Antoine acquiesça de nouveau.
Ils attaquaient maintenant la dernière pièce du rez-de-chaussée, qui servait de bureau et de pièce de lecture à leur père. C’était sans doute la plus difficile, son refuge à lui depuis toujours. Ses livres, ses cahiers, ses carnets de notes, tout fut mis en cartons en un temps record. Ni l’un ni l’autre ne souhaitait prolonger ce moment, qui rendait si concrète la maladie de leur père. Ludivine monta sur une chaise pour décrocher les tableaux, on pourrait toujours les vendre si l’argent de la maison ne suffisait pas.
« Antoine, viens voir ! Viens voir ! ». Antoine s’approcha de Ludivine, les traces fantomatiques du tableau étaient bien visibles sur le mur, et au milieu, se trouvait comme une petite porte de placard. Elle était fermée à clé. Ils cherchèrent la clé quelques minutes, sans succès, puis Antoine alla chercher dans ses outils et revint avec un pied de biche. La porte ne résista pas.
A l’intérieur de la petite cache, se trouvait une épaisse chemise cartonnée. Ludivine l’ouvrit et étala son contenu sur le bureau. Elle contenait des coupures de presse, méticuleusement datées et répertoriées. « On dirait qu’elles concernent toutes cette comédienne, Emma Caureste… », s’étonna Ludivine. Elle ne comprenait pas pourquoi son père avait constitué un tel dossier, sur une période à première vue assez longue, et surtout pourquoi il le cachait si bien.
Antoine ne trouvait pas cela si important, mais il promit néanmoins de poser la question à leur père, qu’il allait justement voir ce soir-là. Ludivine ne trouvait plus le courage d’accompagner son frère à la maison de retraite : son père ne la reconnaissait plus, il lui posait quasiment les mêmes questions à chaque visite, cela lui retournait le coeur à chaque fois, comme si elle était déjà orpheline. Elle en avait parlé à leur grand-mère une fois, mais n’y avait trouvé aucun écho : celle-ci était certainement très touchée de l’état de son fils mais n’en montrait rien, comme toutes ces femmes de sa génération qui ont vécu la guerre, et ont connu des événements si tragiques qu’elles parviennent à garder leur carapace quelles que soient les circonstances, sans que l’on puisse jamais deviner les émotions qui les traversent.
En attendant le retour d’Antoine, elle alla au village faire quelques courses. Il n’y avait pas d’autre client à l’épicerie à cette heure-là, et l’épicière semblait décidée à ne pas lâcher la source de potins que représentait Ludivine. Elle l’interrogea sur la vente de la maison, le nettoyage, les travaux. « On nettoie, on vide, ce n’est pas évident…, éluda-t-elle. Oh, d’ailleurs…
Ludivine se mordit la lèvre et s’arrêta juste à temps, elle ne savait pas ce qu’elle pouvait dire sans compromettre son père, les ragots vont tellement vite dans ces petits villages.
– Oui ?
– Non, c’est idiot, je me demandais… L’actrice, Emma Caureste, elle est déjà venue ici ?
– Elle est venue quelques fois, oui, pourquoi ?
– Comme çà, on a trouvé un article de journal dans la maison, du coup on se posait la question.
– On ne l’a pas vue souvent, trois ou quatre fois peut-être, il y a longtemps ; c’était un événement à chaque fois, tu imagines bien, tout le monde ne parlait que de çà. »
Ludivine paya, emballa ses courses et revint à la maison peu après son frère. Il n’avait pu tirer aucun renseignement de son père, celui-ci avait eu une absence dès qu’il avait prononcé le nom de la comédienne. Antoine n’avait pas insisté, ce n’était sans doute qu’une lubie secrète de son père, un fantasme qui n’appartenait qu’à lui et qui ne méritait pas que l’on s’y attarde.
Ludivine ne partageait pas son avis : pour elle, le dossier était trop épais et trop bien organisé pour n’être qu’un fantasme. Après le dîner, elle sortit son ordinateur portable et commença à pianoter. Elle lut divers articles sur l’actrice, cherchant un lien qui la rattacherait à son père ou au village. Elle ne trouva rien, Emma Caureste pratiquait la langue de bois avec beaucoup de talent dès que les journalistes lui posaient des questions personnelles.
Antoine se moqua gentiment de l’acharnement de sa soeur, mais devant sa réaction agacée, il changea de sujet, et lui demanda quel serait son prochain lieu de reportages. Il s’étonnait toujours de son besoin de changement, sa soeur ne tenait pas en place comme si elle avait besoin de toujours plus d’air, mais secrètement, il l’admirait et lisait toujours ses articles dès leur parution.
Ils terminèrent les derniers cartons le lendemain soir, la camionnette d’Antoine était remplie. Ludivine sentit les larmes revenir quand le portail grinça pour la dernière fois. Antoine la serra dans ses bras. La maison ne serait plus là, mais les souvenirs, eux, resteraient, c’était le plus important.
La chambre sentait le médicament. Ludivine s’était toujours demandé comment les infirmières pouvaient supporter ces odeurs.
Elle expliquait à sa grand-mère qu’elle et Antoine avaient fini de vider la maison, que la procédure de vente était lancée. La vieille soupira, son regard sembla se perdre un instant dans le vague, mais une fois encore, la carapace se reconstitua et elle se reprit aussitôt. Ludivine voulut lui changer les idées : « Tu savais que l’actrice, Emma Caureste, elle venait des fois au village ?
– Qui t’a dit ça ?
Il semblait à Ludivine que le ton de sa grand-mère s’était fait soudain plus dur, comme crispé.
– L’épicière. On a trouvé des articles de journaux dans la maison, alors en faisant les courses, je lui ai demandé, comme ça.
– Tu en as parlé à l’épicière ? Vous avez trouvé quoi au juste ? »
Ludivine hésitait à poursuivre. Sa grand-mère semblait nerveuse, ses sourcils se fronçaient et se défronçaient comme agités par un débat intérieur, son regard était devenu métallique. Pourtant, ce fut elle qui rompit le silence.
« Au fond, tu as le droit de savoir. D’ailleurs, moi je voulais qu’on vous explique tout, mais ton père a toujours refusé !
Ludivine, médusée, regardait sa grand-mère sans comprendre.
– Mais de quoi parles-tu ?
– Emma Caureste…, soupira la vieille dame, c’est un nom d’emprunt, tu l’imagines bien. En réalité, elle porte le même nom que ton père, c’est sa cousine. Elle n’a pas grandi au village, ses parents se sont rapprochés de la ville pour le travail. Mais quand elle était gamine, ils venaient souvent à la maison.
La grand-mère fit une pause pour chercher ses mots, Ludivine attendait la suite avec anxiété, l’attitude de la vieille dame était par trop étrange.
La vieille soupira à nouveau et reprit.
– A l’adolescence, on ne la voyait plus tellement. Elle avait sept ans de moins que ton père, ils ne partageaient plus grand-chose. Elle faisait beaucoup de souci à ses parents, elle était dévergondée, elle courait les garçons. Et un jour, ce qui devait arriver arriva ; elle avait seize ans et on l’a vue débarquer à la maison, paniquée, elle était enceinte et ses parents venaient de la jeter dehors. Antoine était déjà né, il était petit encore. Elle ne voulait pas ‘tuer le bébé’, comme elle disait. Alors on l’a hébergée jusqu’à ce qu’elle accouche… »
Ludivine n’écoutait plus vraiment. Les pièces semblaient se mettre en place peu à peu, l’impossible devenait une évidence. Ainsi, elle serait donc la fille de cette femme qu’elle ne connaissait que dans les médias. Ainsi, ceux qui l’avaient élevée ne seraient donc pas ses parents biologiques. Pourquoi ne lui avaient-ils rien dit ? Qui était son véritable père ? Elle ne le saurait sans doute jamais, un mystère en remplaçait un autre. Ses oreilles bourdonnaient et le sol vacilla.
Lorsque j’ai rouvert les yeux, tout était blanc, la lumière m’aveuglait, j’avais encore la sensation que tout tournait. Mais je me sentais plutôt apaisée, finalement. J’avais l’impression que tout devenait logique, qu’au fond de moi j’avais toujours soupçonné un secret comme celui-là. Je m’étais toujours sentie différente.