Pradeep, fils de Rajat ou l’itinéraire d’un enfant posté.
Rajat s’engageait chaque saison pour reconstruire les routes défoncées par la rudesse de l’hiver sur la transhimalayenne. Comme des centaines d’autres biharis, il quittait la jungle du Jharkhand pour un maigre salaire gagné à deux mille kilomètres de son village, le long des lacets du col du Rothang.
Au printemps 1987, Neha, la toute jeune femme de Rajat, attendait leur deuxième enfant et ne put se joindre à la caravane. Il fut décidé qu’elle resterait seule au village et que le petit Pradeep, âgé de dix-huit mois, serait envoyé chez sa tante Shibani par la poste juste avant l’accouchement. La loi indienne autorisait un enfant à voyager en train comme colis postal plutôt que comme passager. Jusqu’à dix kilos de marchandise, l’envoi du dit colis coûtait quinze roupies à son expéditeur avec la possibilité d’ajouter une assurance pour vingt-cinq roupies supplémentaires.
Un matin du mois de mai, Neha sut le moment venu de poster son fils. La gorge nouée, elle le savonna vigoureusement au-dessus d’un seau d’eau. Les murs noircis de la hutte familiale suintaient la crasse des générations précédentes. Dans l’angle, un âtre minuscule servait à préparer deux repas chauds par jour. La pièce unique sentait la cendre tiède et le thé parfumé de cannelle, de poivre ou de cardamome. Le couple conservait soigneusement ses quelques biens dans un coffre en métal rangé sous une étagère vermoulue. Au-dessus, une reproduction de la déesse Durga pendait à un clou. Une fois Pradeep nourri, huilé et habillé, Neha enroula un sari de coton autour de ses hanches élargies et se mit en route. Une ligne noire précise comme le détail des points d’une coccinelle soulignait ses yeux café fatigués. La grossesse n’enlevait rien à la douceur de ses traits.
Deux kilomètres séparaient le village de la route principale et un autre menait à la gare ferroviaire. Calé dans un baluchon sur le dos de sa mère, Pradeep écoutait l’histoire des féroces tigres du Jharkhand. Neha poussait son gros ventre à travers la jungle avec détermination et la tête du petit ballotait de droite et de gauche. A la gare, elle suivit scrupuleusement les instructions de son mari : « Achète un timbre de quinze roupies, colle-le sur la poche de chemise de Pradeep et remets-le aux soins du préposé aux colis postaux. ».
Au soleil de midi la gare de Jamshedpur devenait une fournaise. Les voyageurs faisaient l’effet de figurants désorientés accroupis dans une posture de digne résignation. Des familles entières prenaient leur mal en patience. Au centre de chaque grappe humaine s’élevait une pyramide de bagages ficelés si fermement qu’il fallait s’y coincer les doigts pour les soulever jusque sur sa tête. Philosophes, les passagers cherchaient du regard des trains qui affichaient plusieurs heures de retard. Dans les hauts parleurs, les appels nasillards masquaient les argumentaires de vente récités par les marchands ambulants. En contrebas, de gros rats faisaient un festin des déchets alimentaires et autres déjections abandonnés sur les voies. Les quais sentaient l’urine chaude, les épices brûlées dans l’huile usagée et la poussière centenaire oubliée sous un meuble.
Dans ce chaos tropical, Neha progressait lentement en quête du bureau de poste. La chaleur et l’effort physique l’accablaient. Elle s’épongea les tempes en prenant soin de ne pas effacer le point de poudre rouge sur son front, symbole de la protection de son mari. Elle ne savait pas déchiffrer l’alphabet et craignait de demander son chemin à un inconnu. Elle s’approcha timidement d’un porteur de bagage en uniforme pourpre et dhoti blanc sale. L’homme aux muscles tendus et aux membres secs pointa d’un geste impatient le responsable des colis. Elle lui faisait perdre son temps.
A hauteur du wagon postal, Neha devinait les piles de colis en partance par les fenêtres à barreaux. Sans un mot pour celle qu’il savait d’une caste plus basse que la sienne, le préposé plaça Pradeep dans sa besace en bandoulière et continua de charger la marchandise. Neha était plantée immobile sur le quai. Des larmes collantes faisaient briller ses joues comme l’huile sur sa longue tresse ébène. Le sifflet aiguisa sa douleur et le train emporta son garçon. Neha fit de grands signes en laissant aller son chagrin. A l’intérieur, la bouche entrouverte et son timbre bien accroché au col de sa chemise, Pradeep écoutait le tadam tadam des wagons en accélération. Le préposé considéra l’étrange paquet avec circonspection. Il était son premier enfant posté.
Le trajet jusqu’à Ranchi prenait quelques heures. Une journée tout au plus en cas de panne ou de pluies de mousson. Le préposé était occupé à vérifier la destination de chaque colis sur un listing de plusieurs pages. Son doigt glissait tranquillement sur le papier lorsqu’à la quatrième page, il comprit la gravité de la faute commise et l’air rance du wagon postal cessa de l’oxygéner. La marchandise assoupie dans sa besace était sur la bonne ligne mais dans le mauvais train. Celui-ci était direct jusqu’à Delhi. Il aurait dû se trouver dans l’omnibus parti juste après eux.
L’erreur coûterait sa place à celui qui l’avait faite et la faute serait reportée sur le dernier échelon hiérarchique du service postal. Pour ne pas perdre son travail, le préposé devait livrer Pradeep à l’arrêt prévu quoiqu’il en coûte. Sans perdre une minute, il se mit en quête d’un vendeur ambulant à corrompre. Quelques wagons plus loin, il décela le profil idéal chez un marchand de noix de coco tranchées :
– Tu es nouveau n’est-ce-pas ?, lança-t-il fraternel.
Le vendeur rinçait ses morceaux de fruits dans une eau douteuse.
– Elles se vendent bien tes noix de coco ? Assez pour te nourrir et soulager un peu ta famille ?
– C’est mieux aujourd’hui qu’hier. Avec l’aide de Dieu ce sera mieux demain…
– Tu es costaud mais tu as faim. Je vois les trous ajoutés à ta ceinture.
Le vendeur se laissa convaincre de sauter du train en marche avec un enfant dans un sac en bandoulière. En échange, le préposé lui céderait son déjeuner. Décision fut prise de se retrouver dans le wagon postal quelques minutes avant Ranchi. En Inde, les trains happaient trop souvent ceux qui montaient et descendaient en marche.
Ranchi apparut au loin et le vendeur passa le sac à bandoulière sur son dos avant de pencher son long corps osseux au-dessus du vide. Maintenant d’une main son plateau de noix de coco sur sa tête, il s’élança vers les rails sans écouter les recommandations du préposé. Pradeep pesait sur la hanche gauche du marchand au point de le déséquilibrer. Le jeune homme famélique bascula en avant et dut abandonner son plateau pour faire de grands arcs de cercle avec ses bras. Le sac en bandoulière passa brutalement devant lui se vidant presque de son contenu. Titubant et à bout de souffle, le vendeur rejoignit le quai et déposa Pradeep sur la plateforme. Les morceaux de noix de coco étaient éparpillés entre les cailloux sur les voies
Dans le silence suivant le passage du train, une large indienne en sari bleu s’avança en gesticulant. La tante Shibani venait de reconnaitre son neveu. Elle arracha Pradeep à sa besace de toile, le plaqua contre son buste mou et se mit à postillonner de sévères menaces à l’encontre du vendeur. Shibani n’avait en commun avec sa sœur Neha que sa petite taille. Pour le reste elle était tout en chair et en assurance. Les curieux s’attroupèrent pour se faire juges d’une situation dont ils ignoraient tout. Le vendeur frappé d’aphasie se sentit vulnérable et prit ses jambes à son cou. Shibani ne s’étonna pas. Le sourire radieux de son neveu la rassura :
– Mon Pradeepou, comme tu as grandi ! Manges-tu bien ? Allons ! Ne trainons pas dans ce repère de vauriens, dit-elle en lui pinçant fermement la joue.
Sans s’appesantir, Shibani entraina le petit devant une haie de lépreux puis elle sauta dans un rickshaw pour traverser le marché grouillant de Ranchi. L’affaire en resta là.
Au village, Neha continua de s’arrondir. Pradeep fut traité comme un nabab par Shibani entre cajoleries et confiseries au lait. A l’automne, en rentrant chez lui, Rajat trouva une petite fille aux grands yeux noirs au sein de sa femme. Il murmura quelques mots paternels, embrassa Neha tendrement et se mit en route pour Ranchi. Sur les genoux de sa tante, il découvrit son fils grossi mais rayonnant. Rajat s’installa pour une tasse de thé. Après les politesses de rigueur, Shibani changea radicalement de ton pour lui reprocher ses absences. Rajat écoutait abasourdi sa belle-sœur le traiter d’irresponsable.
– Père indigne ! Comment as-tu pu oser poster ton unique fils?, répétait-elle avec virulence.
En colère, Rajat se campa brusquement sur ses jambes musclées mais Shibani ne se laissa pas impressionner. Elle se redressa à son tour, soulevant péniblement son poids de son fauteuil en bois et haussa encore la voix. Elle exagéra si bien les faits que son beau-frère hors de lui courut à la gare. Il n’y trouva pas le vendeur de noix de coco et rentra penaud.
– Pensais-tu qu’il serait là-bas à t’attendre?, lança Shibani.
Rajat serra les dents et jura que plus jamais il ne posterait ses enfants.
Bravo pour ce récit. On est complètement plongé dans l’ambiance et accaparé par les sentiments des personnages.