« Ca y est, c’est là », Anna fit tinter sa pièce d’un peso contre la barre centrale du Jeepnay, afin que le chauffeur s’arrête à l’endroit indiqué par le son métallique.
Elle saute du bus, il est 7h00 du matin, l’air est moite et les rues accueillent déjà la population qui grouille de toute part. Le bruit et la pollution qui s’échappent des véhicules, n’ont pas raison de l’enthousiasme d’Anna, vingt ans, qui s’apprête à entrer pour la première fois dans son université. Elle a choisi d’être ingénieur en mécanique, n’en déplaise à Ornilo.
Vêtue de son uniforme taillé sur mesure par le couturier au coin de la rue, elle regarde, le cœur battant, les escaliers monumentaux que les étudiants pressés gravissent quatre à quatre pour se garantir une place au premier rang.
Anna, ses livres serrés contre elle, inspire profondément, et monte lentement cet escalier qui la sépare de sa nouvelle vie. A chaque marche, un souvenir brûlant lui enserre la gorge. Se laissant aller à son imagination, elle se remémore sa vie passée sans perdre de vue la porte d’entrée du bâtiment : l’objectif d’un nouvel avenir.
« Anna, Anna, réveille-toi, papa et maman sont déjà partis. » La fillette de sept ans voudrait bien continuer à dormir mais elle n’aime pas être en retard. Anna se lève péniblement de sa natte en feuilles de bambou, la plie, et les yeux encore fatigués, va chercher du bois pour cuire le riz. Lutchie, sa petite sœur de deux ans sa cadette, la regarde faire, assise en tailleur, les cheveux en bataille, un sourire endormit éclaire son visage.
« Passe le balai dans la maison ! » lui ordonne sa sœur aînée, « tu sais bien que maman n’aime pas le désordre ! » Pendant que le riz bout dans la casserole posée sur le feu, le frottement du balai de paille de Lutchie indique que la maisonnée est bien réveillée. Le soleil n’est pas encore levé, il est 4h30 et les deux fillettes doivent se préparer pour l’école à une heure à pied de leur cabane de bambou. Leurs parents sont partis depuis longtemps prendre le jeepnay qui descend vers la ville de Cébu city pour vendre leurs oignons au marché de Carbonne, l’un des plus grands marchés des Philippines.
Anna sourit à ce souvenir. Rien ne lui paraissait insurmontable à cette époque. Sa famille était heureuse, la vie était dure, mais l’essentiel était là : deux repas de riz par jour, une famille unie, et des amies avec qui partager ses jeux. Elle se souvient encore de la fierté que lui procurait le sourire de son père se posant sur elle quand elle faisait ses devoirs. Il l’encourageait beaucoup pour ses études. Ses parents mettaient un point d’honneur à ce que leurs deux filles étudient. Ils travaillaient très dur pour cela, et Anna ne voulait pas les décevoir.
Mais ce bonheur aura été aussi furtif qu’un rayon de soleil sur les rizières. C’est la tête baissée et les dents serrées qu’Anna continue de gravir les marches de l’université : la voilà cinq ans plus tard, sur la décharge d’Inayawan. Des montagnes de détritus collants, juteux et nauséabonds se perdent à des kilomètres. Lutchie, quelques mètres devant-elle, ramasse les objets en plastique et les dépose dans un carton. Quant à elle, son sac de riz vide sur les épaules, elle y enfourne les objets métalliques : boîtes de conserves, vieux câbles, barres de fer, tout y passe, du moment qu’elle peut le vendre à la recyclerie du quartier pour quelques pesos. Comment en sont-ils arrivés là ? Tout est allé si vite : la maladie de sa mère enceinte, l’hôpital, la vente du terrain pour la sauver, l’enterrement et le déménagement vers les bidon- villes obscures de Cébu qui jouxtent des centres commerciaux ultras luxueux. Son père ne sourit plus, il attend le client sur son vélo pousse-pousse qu’il loue une fortune. Même si l’entraide est fréquente chez les miséreux, chacun porte sa pauvreté comme un costume taillé sur mesure qui vous va si bien qu’il est impossible de s’en défaire.
Ils habitent dans une seule pièce au fin fond d’un couloir lugubre. Les ruelles s’enchevêtrent les unes aux autres et dessinent un labyrinthe infranchissable. Le nécessaire pour trois est là : une casserole, trois assiettes, trois verres, trois nattes pour dormir, et la gravure de la vierge de Guadalupe punaisée sur la porte en bois. Son père a mis un rideau pour séparer la pièce. Anna et Lutchie ont arrêté leurs études. Elles travaillent aujourd’hui toutes les deux sur la décharge. Anna, très meurtrie par leur situation admire sa sœur toujours aussi vive, capable de plaisanter et de rire même dans les pires moments. Lutchie a cette force intérieure qui l’empêche de subir les choses, elle ne se résigne pas, elle choisit d’être heureuse, tout simplement. Anna la regarde rire avec Ornilo, un de leur compagnon d’infortune. Comme elles, il ramasse les ordures des autres, à la différence que lui est né là. Il n’a rien vu d’autres, et ne voit même pas le besoin de traverser la rue pour découvrir la ville. Anna, elle, a des rêves. Elle a besoin de lire, de comprendre, de faire travailler son esprit, de poser des questions, d’écrire ce qu’elle voit. Cette pauvreté gluante n’a pas raison de sa soif d’apprendre.
Les deux sœurs grandissent là, entre la pollution l’agitation et le bruit lancinant de la ville. Elles ont fini par s’y habituer. Le quartier vit au gré des naissances et des malheurs injustes. Mais aux Philippines on accepte, on offre, on rit d’un mauvais sort jeté par la vie, on sait que demain est un autre jour et que tout ce qui nous arrive finira bien par passer, avec l’aide de Dieu.
Anna, au milieu des marches de l’université secoue la tête pour se concentrer sur l’instant qu’elle est en train de vivre. Elle sourit en voyant l’enseigne devant elle : Université San Carlos : Mécanique et Ingénierie. Elle ferme les yeux, et goute ce moment avec délice.
« Anna, Anna, vient voir ce qu’on a trouvé. » Lutchie, fait de grands gestes à sa sœur en secouant son pic à ordures, « c’est énorme, il y en a au moins pour 200 pesos de ferraille là- dedans ! » La jeune fille marche vers sa sœur, se demandant si elle plaisante comme la dernière fois où elle lui a fait croire qu’elle avait trouvé une valise pleine de billets. Arrivée à ses côtés, Anna s’approche d’un cube en métal d’où partaient plusieurs tuyaux. « Attend, on va t’aider à le porter », s’écrie Ornilo excité par la découverte, « on ne sera pas trop de trois pour déplacer ce truc. » Les trois enfants, unissant leurs forces, font rouler cet engin inconnu vers la rue principale. Les passants sourient devant cette scène grotesque de ces gamins, suants sang et eau pour déplacer un vieux moteur de jeepnay. «Va falloir que vous mangiez plus de riz les enfants ! » dit en riant un voisin aussi pauvre qu’eux. La scène est tellement pittoresque, qu’un petit attroupement se forme rapidement autour d’eux. Des éclats de rire se mêlent aux efforts surhumains des trois compagnons.
Anna ne saurait dire combien de temps ils ont déplacé cette « chose », mais le soleil déclinait déjà quand ils aperçurent la recyclerie. Alors qu’ils unissaient leurs dernières forces pour atteindre la boutique, ils s’arrêtèrent devant les pieds d’un petit homme rondouillard qui leur barrait la route. Furieux de ne pas pouvoir continuer, et voulant imposer sa virilité naissante, Ornillo voulu s’expliquer vivement avec l’homme, mais le sourire enjoué de l’adversaire eu raison de la colère de l’adolescent.
-« A qui appartient ce moteur ? » Demanda-t-il les yeux brillants.
– A moi, dit Anna d’une voix ferme, ne voulant laisser son bien sous aucun prétexte.
– Je t’en donne 300 pesos !
– 500 ! », répliqua-t-elle aussitôt. Elle n’avait jamais été aussi directe. L’homme, intrigué par cette petite troupe, et admiratif de l’aplomb de la jeune fille, réfléchit un instant. Il regarda les trois enfants noirs de crasse, n’ayant que leur sourire pour dissimuler leur corps affamé. Il n’eut pas le cœur de négocier plus bas. « Vendu » dit-il ! « Je te le prends à 500 », Il s’engouffra dans son garage où reposaient des jeepnay de toutes tailles « Ce qui est dit est dit ! », dit-il en tendant le billet de 500 à Anna.
L’heure du début des cours approchait, mais Anna, assise sur la dernière marche de l’escalier, pris le temps de sortir de son sac une photo de sa mère.
Anna avait été très intriguée par cette boutique, et le lendemain, au lieu d’accompagner Lutchie à dépecer des cadavres d’immondices, elle se dirigeât droit vers le garage. Elle entra comme un chat dans une grande pièce sombre. Elle distinguait à peine les ombres des véhicules laissés pour mort sur des tréteaux en bois. Elle s’avança doucement quand une main énorme et calleuse s’abattit sur son épaule.
-« Que viens-tu faire ici ? » Anna se sentie projetée au sol sans ménagement.
– J’ai vu votre annonce. S’empressa-t-elle de répondre espérant ne pas finir jetée dans la rue. Hier, dit-elle, quand vous avez acheté le moteur, j’ai vu l’annonce pour la recherche d’un apprenti
-Ah parce que tu sais lire toi ?
– Pourquoi ne saurais-je pas lire ? dit-elle avec force en se relevant, je sais certainement même mieux écrire que vous ! Votre annonce est pleine de fautes ! » Le garagiste fut de nouveau admiratif de l’aplomb de la jeune fille.
– Qu’est-ce que tu y connais en moteur ?» Anna le regarda fixement. Ça ne se faisait pas aux Philippines, surtout devant les personnes plus âgées.
– Prenez-moi à l’essai, et si vous n’êtes pas satisfait, on n’en parle plus ! ».
Décidément cette jeune personne n’avait pas l’air de vouloir partir. « Après deux jours, elle retournera chez son père en pleurant, c’est sûr », pensa-t-il.
Mais Anna n’est jamais partie, parce qu’elle s’est prise à son propre jeu. Finalement, les moteurs, elle aimait bien : inspecter, réparer, souder, poncer, plus elle apprenait les gestes, plus elle aimait les faire. L’air poisseux de ce hangar sinistre lui devint familier et rassurant. Monsieur Capuras, derrière une rudesse feinte, s’avérait être un excellent professeur.
Un matin, alors qu’Anna revissait les derniers écrous du jeepnay numéro 12L prêt à partir dès le lendemain, elle vit une silhouette se dessiner dans l’encadrement de la porte. Malgré son accent étranger, la femme parlait parfaitement le Visaya. La croix en métal de la religieuse reflétait les quelques rayons de soleil qui osaient pénétrer dans la pièce
-« C’est toi Anna ? demanda-t-elle avec un sourire aimant.
– Oui,
– Puis-je te parler un instant ? » Anna sortie du garage en s’essuyant les mains, elle était très impressionnée.
– « N’aie pas peur, C’est Madame Fortuna, la vendeuse de l’épicerie, qui m’a parlé de toi. Elle dit que tu es très courageuse, et que tu es une mécanicienne formidable ! Le regard de sœur Marta était si doux et pétillant, qu’il inspira une confiance immédiate à Anna. Je travaille pour une organisation qui peut aider les jeunes filles à continuer leurs études. Est-ce que cela t’intéresserait ? »
Lorsqu’Anna revint au garage au bout d’une heure, Monsieur Capuras ressenti chez son apprenti un changement imperceptible. Il ne saurait dire de quelle manière, mais le regard d’Anna avait pris une couleur de légèreté qu’il ne lui avait jamais vu auparavant.
Anna, assise sur les marches de l’université, le regard au loin, se revit sur les bancs du lycée à travailler avec acharnement, car en plus des cours et des devoirs, elle restait au garage pour gagner son demi-kilo de riz par jour. Cela dura quatre ans.
Les larmes lui embuèrent la vue : la voilà sa récompense : l’accès aux études supérieures grâce au concours d’entrée qu’elle avait passé dans la meilleure université de Cébu. Son classement était sans équivoque : arrivée la première, elle avait le droit à la bourse d’étude pour une année. Monsieur Capuras avait été si fier, qu’il fit une collecte dans le quartier pour lui payer son uniforme.
Anna se leva, lissa sa jupe, repris ses livres et avança calme et libre vers sa nouvelle vie.
Votre nouvelle est bien construite et très émouvante. Bravo.