Attila avait toujours été monumental. Dès les premières secondes de sa vie, dès son premier cri. Un « beau bébé » de 5,2 kg, La nouvelle avait même fait l’objet d’un entrefilet dans la presse locale. Le quart d’heure de lumière offert à chacun par la société du spectacle et des médias, selon la prophétie d’Andy Warhol, Attila l’avait eu au tout début de son existence et n’avait donc pu en jouir.
Au fil de ses jeunes années, Attila avait gardé cette corpulence remarquable. Et ce surnom guerrier avait été précédé d’autres sobriquets moins glorifiants. A l’école, c’était d’abord « Bouboule », « Gros lard », et même « la Chose ». En sa présence, les moqueries étaient devenues rares, Attila faisant preuve d’une force physique à la limite du surnaturel. En général, la première baffe donnée de ses mains disproportionnées suffisait à clore les débats pour de bon. La contrepartie, ce fut une enfance solitaire et des amis aussi rares que les compliments sur son apparence effrayante. Sur son imposante carcasse, Attila avait dû enfiler une armure aussi épaisse que son cuir.
L’adolescence n’avait pas été plus douce, même si Attila n’avait pas connu le classique chambardement du corps qui change. Le sien avait seulement continué à prendre de l’ampleur. Les petites copines, ça n’avait pas été pour lui. Personne n’invitait, dans les soirées, celui qu’on considérait comme une brute écervelée. Comme il faut bien que jeunesse se passe, Attila s’était trouvé quelques autres garçons mis au ban de la société adolescente locale. Ensemble, ils faisaient des descentes dans les bals de campagne, buvaient pour se donner une contenance pendant que les autres emballaient sur la piste de danse. Et souvent, les soirées se terminaient en pugilat avec les vigiles bas du front qui ne lâchaient pas la bande du regard. Ils étaient surveillés comme les laids sur le feu…
Socialisation proche du néant, ambiance familiale morne au milieu de parents et de grands-frères trop souvent alcoolisés, et scolarité ratée. Les fondamentaux d’un avenir bouché étaient en place. Après la sortie du collège technique sans diplôme, Attila avait fait quelques missions d’intérim sans intérêt. Du temps partiel, le plus souvent, qui lui laissait du temps pour s’adonner à sa nouvelle activité. Il fréquentait depuis quelques temps une salle de sport. Un lieu où son physique passait d’abord inaperçu, ne suscitant aucune moquerie. Grand, costaud, les heures passées à soulever de la fonte avaient progressivement donné à sa silhouette un aspect plus dynamique. Il avait d’abord fait fondre l’enveloppe graisseuse qui recouvrait son corps, avant d’y sculpter des muscles. Proéminents. Au bout d’un an de pratique quotidienne intense, pour la première fois de sa vie, les regards portés sur lui n’étaient plus inspirés par le dédain ou le dégoût. Les freluquets et les grassouillets qui s’adonnaient avec moins de succès que lui aux efforts sans plaisir de cette activité solitaire le regardaient désormais, sinon avec envie, au moins avec respect. Enfin le corps d’Attila n’était plus seulement une prison qui l’isolait du reste de ses contemporains. Désormais capable de se regarder dans le miroir sans sentir les larmes lui monter aux yeux, il avait adjoint à sa nouvelle occupation une autre passion, complémentaire. Au fil des mois, son corps s’était peuplé de tatouages. De plus en plus visibles, ils remontaient maintenant jusqu’en haut de son cou. Sa haute stature, son corps musclé, les motifs qu’il se choisissait comme des étendards virils étaient devenus la vitrine de son triomphe sur les mauvais tours de la nature.
C’est à ce moment là qu’on lui avait proposé un petit job d’insertion à la mairie, au service des espaces verts. Ce travail varié et à l’extérieur lui avait plu. Sa force physique lui était souvent utile et évitait parfois de faire appel à un outillage plus élaboré. Sans être bavard, il avait réussi à se faire accepter, puis apprécier, de la majorité de ses collègues. Ce sont eux qui lui avaient rapidement trouvé ce surnom : Attila ! Le roi des Huns, celui après le passage duquel l’herbe ne repoussait pas. Enfin, les mauvaises herbes, en l’occurrence. Pour un jardinier, c’était presque un titre de gloire, une reconnaissance.
Sur la foi de ses bons états de service, Attila avait été titularisé. Dans la commune, le paria était devenu un employé respectable, un gentil géant toujours prêt à rendre service. Il avait trouvé sa vocation et sa place dans cette petite société tranquille. Il continuait le sport, s’était un peu calmé sur les tatouages, ne s’était autorisé qu’un piercing discret derrière l’oreille. Il ne faisait plus peur aux honnêtes gens, même si personne n’aurait eu l’idée de lui chercher des crosses. Seules les femmes semblaient encore être repoussées par son impressionnante carcasse. Heureux au travail, Attila continuait à goûter à la solitude une fois parti des serres ou des chantiers. A 48 ans, il gérait tant bien que mal la situation. Sur le plan sexuel, quelques prestations tarifées, dès lors que ses maigres économies le lui permettaient, le contentaient plus ou moins. Cinq ans auparavant, il avait aussi eu une histoire sans relief ni passion avec une culturiste de la salle de sports un peu jetée, dopée aux amphétamines. Trop compliquée pour lui. Ils se croisaient désormais presque chaque jour autour des appareils et des poids sans se jeter un regard ni échanger la moindre parole.
Mai 2015. Le planning de la voirie de la commune amène Attila et trois collègues sur le chantier d’aménagement d’un grand rond-point paysager pour sécuriser les abords de l’école communale. Deux ou trois semaines de travaux. La force herculéenne d’Attila est encore bien utile pour transporter et disposer les rochers qui font partie du décor prévu autour de la belle fontaine. Face à cet établissement où il a effectué toute sa pénible scolarité, le goût amer des souvenirs trouble un peu le géant. Sans nuire à sa tâche.
Un beau matin, selon l’expression consacrée, l’attention d’Attila est attirée par le manège d’une voiture blanche qui en est à son troisième passage en dix minutes devant le chantier. Le jardinier stoppe son labeur, cale son bras puissant sur le manche de sa pelle et voit la voiture se garer à trente mètres de là. Un homme en sort. Il se dirige vers le coffre, en retire un objet enveloppé dans un drap. Après avoir regardé tout autour de lui, l’individu, casquette et lunettes de soleil masquant son faciès, se dirige promptement en direction du portail de l’école derrière lequel les enfants s’ébrouent en récréation. Alors qu’il se rapproche, Attila voit le soleil se refléter sur l’extrémité de l’objet dépassant du textile le dissimulant. Le canon d’un fusil… Déséquilibré, fanatique – ce qui revient à peu près au même -, Attila ne prend pas le temps de réfléchir et se rue vers la petite école, sans lâcher sa pelle. Il est à quelques mètres de l’homme à la casquette, hurle. Le suspect se retourne, laisse tomber le drap recouvrant le fusil. Attila avait vu juste. Il brandit son outil en l’air, le fait tournoyer. Un coup de feu retentit juste avant que la pelle ne vienne écraser le visage de l’assaillant. Ce dernier chute lourdement sur le trottoir, sans connaissance. Attila, lui, reste debout. Ses collègues accourent vers lui. « Oh, Attila, ça va ? ». Le jardinier ne répond pas. Sa veste de travail est maculée de sang. Une petite flaque écarlate s’est déjà formée au sol. Sans qu’aucun son ne sorte de sa bouche, Attila tombe à genoux devant le portail, avant de s’étaler de tout son long. Les pompiers ne le réanimeront pas, pas plus que l’homme armé sur lequel la foudre venait de s’abattre.
Quelques semaines après l’enterrement d’Attila, auquel assistait une foule que son destin ne laissait pas présumer jusqu’alors, le conseil municipal fit poser une belle plaque devant l’école. « Ici, le 12 mai 2015, Yvan Montagnac, dit « Attila », employé municipal au service des espaces verts, a payé de sa vie son acte héroïque pour protéger les enfants et le personnel de l’école communale. » Ils furent nombreux à découvrir, à la lecture de ce succinct hommage, le prénom du géant, né moins que rien, mort plus que héros.
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Cette nouvelle a obtenu le premier Prix du concours organisé par notre atelier d’écriture en ligne et le Salon de la biographie de Chaville.
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Eclans
J’ai adoré l’histoire d’Attila, pardon de Yvan Montagnac! Je l’ai lue d’un trait, surprise jusqu’au bout par le destin de ce héros très costaud. Un homme touchant et méconnu pour un destin bien triste.
Bravo à P-O Vérot
Merci Françoise pour votre lecture attentive et votre sympathique commentaire.
Attila est sorti, un beau jour, de mon imagination.
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Eclans
Je suis allée au ciné hier, voir: « Moi, Daniel Blake », un héros qui pourrait devenir copain avec le vôtre dans un autre monde puisque celui d’en bas n’est pas apte à les voir. Cordialement.
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40 route des plaines
Aimant la belle écriture je ne manque pas de noter l’adresse internet dont on vient de parler au journal de 20h. Je clique sur le blog d’ecriturefactory et laisse défiler les titres proposés jusqu’à « Attila je jardinier ». Immédiatement absorbée par l’histoire et touchée par le personnage dont la vie difficile est décrite d’une main magnifique qui nous accroche à chaque ligne jusqu’à une fin magistrale qu’on déplore arriver trop vite ! J’ai adoré et remercie l’auteur de nous avoir offert ce beau texte
Martine