Et d’étranges rêves
comme des soleils
couchant sur les grèves… »
Verlaine
(Poèmes saturniens)
Trop de bonheur de toute façon m’aurait tuée. Elle avait dit ça. Sans y penser, sans réfléchir, par dépit peut-être ou pour se consoler. Oui, la vie ne peut tout vous offrir, d’un coup, d’un seul.
Il suffisait de rêver ce bonheur qui l’avait conduite à programmer un voyage loin de tout sauf l’amour et à y croire. C’étaient les premières qu’elle s’offrait par amour justement. Qu’elle lui offrait à lui, sans lequel rien ne serait advenu. Elle aurait voulu l’emmener sur son île, la Crète. Elle avait finalement préféré le retrouver là où le destin s’était déjà manifesté une fois. Un cadre très romantique, une vallée, des bois, le bord de mer et les roches plates de la Normandie. Elle en aimait les marées, disait-elle, qui laveraient ses peines aussi sûrement qu’elles effaçaient les traces laissées sur le sable ; et en fouettant les falaises, cingleraient à grands traits les peurs, les doutes qui la tenaillaient. A marée haute, l’élément rouerait de coups son cœur, à marée basse, l’enroulerait d’amertume lente dans ses rouleaux d’argent, la bercerait, enfin, dans une mélancolie jamais finissante, suivant le flux infini de son cœur. Elle avait fait semblant d’y croire, s’était perdue dans l’illusion de l’amour… Blasée, elle disait : j’ai déjà vécu cette osmose, la même, qu’éprouvée au contact de l’épousée. Elle avait connu cette mer-là, l’amour et l’infini abandon qu’elle offre, l’emprise immédiate qui avait chaviré sa mémoire et son âme. Depuis, elle en était certaine : la mer n’est pas partageuse –enfant sur les rives de sa Crète natale, elle avait goûté à sa puissance avant qu’un drame ne marqua à jamais sa vie. La mer comme l’amour, jamais vous ne l’apprivoisez, ça vous prend tout, vous laisse pantelant. Elle appartenait depuis longtemps à cet élément, à l’océan, à la brume, aux vagues qui déferlent, à leur passion violente, bruissante et si entière. « J’aime l’eau d’une passion désordonnée » disait-elle. Renouer donc avec l’élément, comme lorsque enfant, elle entrait dans son écume, s’y enroulait, se laissait porter au loin, puis revenait à la nage s’échouer sur le sable humide où elle s’installait, les deux pieds calés dans les trous que ses talons ménageaient dans le tissu compact fait de marées recommencées, un carnet à dessin sur ses genoux. Quand le vent venait s’accoupler aux vagues, il emportait les grains légers, séchés par le soleil, à la surface. Il était toujours présage d’une fuite, plus que d’une avancée. Elle écoutait le rugissement des vagues, lourds plissements de soie, le chant douloureux des mouettes.
Quand l’eau n’était plus très profonde, elle aimait sentir sous ses pieds, les aspérités du sable, les rochers qui blessent. Elle aimait jusqu’à ses tempêtes, celles qui ne rendent pas les hommes partis pêcher, celles qui avalent, ne recrachant que planches et lambeaux de voile fendus, mâts fracassés. Elle savait la violence, la toute puissance que ressassaient les marées de son cœur.
Elle lui avait dit : «Tom, je t’aime comme un fils, comme un frère, comme un ami et un amant tout à la fois, ne crois pas à cet amour, ce qui nous unit vient de trop loin. »
Quelque part entre Fécamp et Étretat, c’est là que son regard s’était arrêté la première fois. Ne sait aujourd’hui encore s’il n’a pas rêvé cette rencontre. Tous les jours, durant un mois, il est venu s’asseoir près de la jetée, à l’amarrage des petits bateaux de plaisance qui bordent la plage portuaire, avec le secret espoir de suivre un moment encore les faits et gestes de celle qui occupait son cœur romantique. Longtemps, il s’est demandé de quelle manière l’aborder et s’il le devait. On n’aborde pas ses rêves, on les effleure seulement. Et lorsqu’on croit les tenir, souvent ils s’échappent, telle une eau fluide et pleine de mystère entre nos doigts. Il n’avait osé l’approcher de crainte de l’effrayer. Il lui semblait l’avoir toujours connue. C’est dans l’anse du canal portuaire qui formait une crique où elle venait prendre un bain, par n’importe quel temps, qu’il était venu chaque jour à la même heure, lorsque le soleil commence à descendre sur l’horizon, sûr de la trouver. Il la voyait entrer dans l’eau, puis s’asseoir sur le sable, enroulée dans une grande serviette. L’image de ce corps, aujourd’hui encore le bouleverse, dans la plénitude et la sérénité qu’il offrait au regard. Un corps musical, que le roulis fracassant des vagues, les jours de vent fort, emportait dans sa solitude et dont la sonorité lui parvenait avant que celles-ci ne se perdent contre la jetée d’où il l’observait.
Il aurait voulu éterniser un tel instant, dans un geste, dans une parole… Mais jamais les mots ne sont venus… Il aimait le silence de ces instants.
Alors patiemment il s’est mis à attendre…
Rien ne lui semblait plus beau, plus précieux que ces moments-là, volés au temps.
La voir seulement suffisait à lui ouvrir d’autres horizons. Quelque chose de magique, une aventure exceptionnelle, formidablement enivrante et qui ne pouvait que durer…
Lorsque par un jour de printemps, l’année suivante, il l’avait croisée, c’était à Deauville. Cela faisait deux ans qu’il venait en France pour des stages d’étude. Il connaissait chacune de ses tournées musicales. Ce n’était pas un hasard. Cette fois, il avait osé l’approcher. Il était déjà amoureux. D’un rêve, elle lui avait dit. Ça l’avait fait rire. Elle l’impressionnait, n’aurait pas voulu de lui. Il s’en était persuadé. Tu as raison, elle avait dit. Et elle avait ri en cachant ses yeux sous la mèche de cheveux que le vent balayait. Rien ne les rapprochait. Rien. Ils étaient trop différents, trop éloignés, en tout. Elle avait déjà une vie derrière elle. Lui, sa vie, était devant. Elle vivait ici, lui là-bas, loin, sur l’autre rive de l’Atlantique. Son métier la prenait toute, la voulait indépendante. C’était une artiste. Elle avait des tas d’amis, des tonnes de relations. Elle avait eu beaucoup d’amants, éconduits beaucoup d’hommes. En amitié comme en amour, elle disait, on ne doit s’attacher. En même temps, sa fidélité à chacun ne pouvait être prise en défaut. Pour ce penchant à tisser des liens invisibles qu’on savait respectueux, et qu’elle voulait ainsi, précieux. Son amour des autres était suffisamment vaste pour y contenir encore de l’espace au milieu du plus grand nombre.
Lui, il était de passage. Ne reviendrait pas de si tôt. Au fond, il s’en voulait. Il aurait du oser. La première fois. Il aurait du insister. Car oui, ils s’étaient déjà parlés. Elle l’avait trouvé beau, très beau. Et jeune. Elle se souvenait très bien. Elle ne le lui avait pas dit. Elle attirait souvent les regards des plus jeunes. Ne savait d’où ça lui venait cette attirance. Peut-être son côté enfantin ou maternel ou les deux à la fois. Elle avait eu un enfant, il y a longtemps. Un enfant qui n’avait pas vécu. L’enfant d’un autre monde. Un enfant qui aurait eu son âge. A lui. Voilà pourquoi disait-elle, il est indécent de croire qu’autre chose qu’une amitié pouvait naître de leur rencontre. Elle en était convaincue. Pas lui. Il était de ces hommes intuitifs et sensibles qui ne renoncent pas facilement. Ils s’étaient quittés en se promettant de s’écrire. Il lui avait écrit, oui. Longtemps. Régulièrement. De plus en plus souvent. Elle avait toujours répondu. Avec gentillesse. Elle le trouvait touchant. N’a rien vu venir. Un jour, elle s’est mise à attendre ses lettres, ses mails puis ses appels. Le trouble s’installa. De loin, il sentait sa défaillance. Alors, elle lui interdit de lui écrire, de penser même à elle. «C’est impossible, Elsa, répondait-il, je ne peux pas ne pas penser à toi. Je voudrais mais je n’y arrive pas. Quelque chose de très fort m’attire vers toi, je ne sais pas ce que c’est, mais c’est là, tout simplement ».
Trois mois seulement après leur furtive rencontre, il lui faisait cette déclaration d’amour où elle avait cru déceler une ultime tentative de séduction, un peu culottée tout de même. Très vite, pourtant, elle s’était rendu compte qu’il n’y avait rien d’insistant, ni de déplacé dans sa manière de l’aborder. Sa finesse, son tact la laissaient quelquefois désemparée. Elle l’incitait alors à sortir, à rencontrer du monde, à se laisser séduire par une fille de son âge. Il disait ne plus être intéressé que par elle, et aussitôt après il s’excusait de son audace. Alors, elle lui répondait invariablement. Que ce n’était pas possible. Qu’il s’agissait d’une passade. Que, bientôt, il l’oublierait. Qu’il devait être dans sa nature rêveuse de se laisser troubler par une femme comme elle. Que l’on ne demeurait pas amoureux de quelqu’un sans l’avoir touché ! Que vingt ans les séparaient ! Quelle absurdité ! Que lui renvoyait-elle pour qu’elle occupa ainsi son esprit ? Elle s’emportait mais elle riait aussi. Elle ne savait pas encore combien elle le blessait déjà. Elle s’emportait puis elle s’excusait. Il ne devait pas y penser, pas insister, pas…
« Je t’ai aimée avant de savoir qui tu étais… avant de connaître ta position, Elsa, je ne veux pas que tu crois que je suis intéressé, cette idée même me fait horreur… »
Elle ne se posait pas ce genre de questions. C’était inutile. Elle savait seulement, que, comme pour beaucoup d’autres, ça lui passerait. Le désir est cette chose étrange qui demande à être consommée voire consumée, mais une fois qu’il l’est, il s’évanouit. Ne reste plus rien, parfois. Pas même des cendres. Alors que l’amour pur, désintéressé, lui, est infini… Elle se questionnait parfois sur cette différence entre désirer et aimer d’un amour intemporel, inconditionnel, comme on aime un enfant, un frère, une sœur, c’est à dire hors de relations sexuelles. Non, en effet, elle ne s’était jamais demandé ce qu’il pouvait ressentir de frustration, de souffrance dans sa chair. C’était son problème. Elle avait désiré, elle aussi bien sûr. Elle avait toujours eu ce qu’elle désirait. Elle avait aimé aussi, un peu trop violemment, trop passionnément pour que la relation soit durable ou sans heurt. Elle en avait déduit que l’amour sans le désir était le seul remède à une relation partagée. De là, à ce qu’on la prit pour une sainte ! La vérité c’est qu’elle n’avait jamais connu la frustration amoureuse, seulement, la peur d’être abandonnée.
Alors l’amour… Elle l’avait expérimenté déjà. Avec d’autres. Bien d’autres. Et comme les autres. Comme tous les autres, même si elle cédait à ses avances, elle savait qu’elle partirait. Mieux valait éviter de lui faire du mal. Mieux valait rester dans l’amitié. Ne surtout pas rentrer dans une histoire impossible, une relation non viable. Elle ne pouvait se résigner à se laisser aller à un désir hors norme. La morale l’en empêchait. Elle ne le savait pas mais elle était piégée.
Comment ne pas imaginer que ce n’était pas juste une histoire de désir, indécente, forcément indécente, qui ne se transformerait pas en frustration, dès lors qu’elle céderait à cette illusion de l’amour. Et si l’attente se cristallisait pour se transformer, en quelque chose de plus fort ? De plus définitif ? Si cela était, comment le monde même recevrait-il cette relation ? Comment ne pourrait-il pas se croire abusé ? Pire, la croire abusée ? Comment ne se moquerait-on pas d’elle ? Une garce, voilà ce que tu es, je le savais ! dirait sa mère. Une cougard ! railleraient les hommes qui tordront le nez à la voir épanouie au bras d’un plus frais qu’eux. Quelle midinette ! diraient les femmes ! Comment une seule d’entre elles ne pourrait la jalouser ? Elle serait moquée, vilipendée, trahie, dénoncée. Il serait mis au ban de la société, marginalisé, meurtri, exilé.
Une relation qu’on aurait jugée incestueuse. Elle préférait se dire que l’amour qu’elle donnait, même parcimonieusement était plus fort que celui qu’elle partageait dans le lit d’un homme. Elle ne voulait surtout pas y songer. Elle avait appris à garder tout sous contrôle, elle avait appris à résister. Résister même, au besoin de sécurité que chacun croit pouvoir combler dans sa relation à l’autre. A la faim affective qui parfois vous tenaille le cœur. A sa soif de vivre toujours plus forte. Résister. Au désir tout simplement, de se laisser aimée. Avec lui, elle avait reconnu toute la cruauté d’une telle rectitude. Ils avaient essayé de mettre de la distance, non pas géographique, celle-ci existait déjà. Couper les ponts. Ne plus communiquer, même et surtout sous le prétexte de l’amitié.
Très vite, elle sut. Oui, ils s’étaient piégées. Elle ne jouait pas. Elle ne voulait surtout pas jouer. Encore moins avec lui qu’un autre. Pourtant. Il n’y avait qu’une réponse. Que ni l’un ni l’autre ne parvenait à franchir. Il lui revenait à elle, de renoncer à. Lui répondre. C’était ça la réponse. La seule. Elle ne répondit plus à ses lettres, ni à ses mails, non plus à ses appels au milieu de la nuit. Et le manque commença à germer. Cette part d’elle-même qu’elle avait retrouvée dans leurs discussions, autour de l’art, la musique. Cette part qu’elle n’avait jamais partagé avec personne. Qu’aucun homme n’était venu combler. Elle était là. Dans sa présence. A lui. Dans ses rires, dans sa voix qui coulait dans son cou quand elle mettait ses écouteurs prétextant vouloir éviter les ondes de son portable. Dans sa poésie obscure et profonde, comme est profonde la brousse autour du village de ses ancêtres. Dans ses éclairs de sincérité, sa patience, sa confiance invariable, son intuition remarquable, sa puissance de caractère, son amour du beau, sa finesse d’expression, son regard mélancolique, la beauté des traits de son visage. Oui, il était beau. Il était jeune. Il avait les qualités d’un être d’exception. Il aurait voulu briller pour elle. Être en avance sur la vie, avoir quelques années de plus, une position assurée, il était persuadé que c’était là ce qui faisait la différence. Au contraire, tout ce qu’il proposait l’effrayait. Parfois, il lui parlait de son désir de lui faire un enfant. Un enfant métis. Même deux, deux beaux enfants métissés. Elle aurait aimé, comme on aime quand on sait que c’est désormais impossible. Avec des regrets. Sa langue était parfois précieuse, métissée d’anglicismes. Il l’appelait « Darling ». Elle aimait ça. Elle riait, se prenait pour une star de cinéma. D’autres expressions, venues de plus loin, la faisaient quelquefois sourire. « Je te pense » lui disait-il parfois. « Je te pense », c’était plus fort que « je pense à toi ». C’était un peu comme « je te mange » ou « je te respire », quelque chose de l’ordre de l’ingestion, de l’incorporation. C’était plus personnel, plus proche, plus doux aussi. Il ne pouvait cacher ses origines mais à l’entendre, aucune intonation, aucun accent particulier pour deviner sa belle couleur ambre. « Je n’aime pas l’accent africain tu sais, tu ne l’as jamais entendu quand je te parle, lui disait-il, mais je le retrouve quand je suis avec les miens. » Il occidentalisait son accent, le métissait d’anglais et de dialecte pour la faire rire. Pourtant, il aimait son pays, ses origines. Il avait fait une thèse en Droit international sur les mouvements migratoires entre les USA et Haïti. Il l’avait faite en Français, il mettait un point d’honneur à parler un français correct, maîtrisé, débarrassé d’accent. Il jouait de certaines formules langagières propres à ses sources, qui enrichissaient la langue française d’images et d’une poésie très fortes. Quand il riait, elle riait aussi. C’est qu’elle aimait son rire franc. Elle était touchée par sa vivacité d’esprit, son intelligence. Sa manière toujours bien à lui de répondre à ses doutes, à ses hésitations par des propos plein de sagesse. Des deux, sans aucun doute, c’était lui qui avait la plus belle âme et surtout la plus sage. Il savait calmer son impatience, son exaspération, ses angoisses.
Et oui, elle en était bien tombée amoureuse. Par surprise. Comme ça. Un coup de foudre, à travers l’espace et alors qu’il était reparti de l’autre côté de l’Atlantique, à force de missives quotidiennes. Sans que jamais. L’un ne douta de l’autre. La liberté qu’imposait la distance, les rendait respectueux, attentifs (mais c’était sans doute un trait de caractère qu’ils avaient en commun), n’obligeait jamais, ne peinait jamais. Et ainsi s’installa l’évidence. Il fallait qu’il se revoit. Mais quand et où. Comment surtout ?
Comment vivre ? Comment vivre sinon à s’inventer un chemin…
Chaque jour un peu plus. Chaque jour, elle savait. Quelle folie c’était. Quelle illusion surtout… Elle décida. « Je vais venir te voir ». Ils fixèrent une date, ils firent des projets. Chaque jour qui passait les rapprochait d’une certitude. Ils allaient se revoir. Les limites du temps n’existent pas, sauf quand on aime. Le feu qui brûle nous oblige à vouloir parfois tout précipiter. C’est oublier trop souvent que rien ne se maîtrise, ni le temps ni les hommes. Quand les hommes font des projets, Dieu rigole, dit un proverbe chinois. Ah oui, oui, c’est vrai, répondait-il dans un éclat de rire. Mais plus encore, il persistait dans son rêve. Il était convaincu que c’était Dieu qui les avait mis sur la route, l’un de l’autre. Comment aurait-il pu en être autrement ?
Un impératif de dernière minute empêcha son départ. Elle ne pouvait pas, on la retenait ici. Une urgence. Il devait comprendre. « tu ne m’aimes pas, tu devais venir, tu ne m’aimes pas vraiment, je t’attendais moi » Elle aurait dû y voir un signe du destin mais son désarroi la troubla. Elle ne pouvait renoncer. Elle devait y croire. Ce qu’elle savait en tout cas, elle. C’est qu’elle n’avait pas provoqué cette aventure. Pourquoi un homme jeune et à l’autre bout de la terre ? Ironie et cynisme de la vie qui nous rappelle sans cesse que nous n’avons prise sur rien. Ou jeu pervers de l’inconscient pour détourner l’illusion du bonheur ? Elle s’était même convaincue que cette histoire-là, incontournable n’en était pas une. C’était bien plus que ça. Quelque chose d’un autre monde, à un autre niveau. On s’est connus dans une autre vie, aimait-il lui dire. La preuve, ils vivaient à distance comme des amants de longue date qui ne doutent pas qu’ils vont se retrouver. Ce n’était pas une passion mais un amour de toujours. Ils vivaient leur vie, chacun de leur côté, dans une attente sereine, jamais d’angoisse, jamais d’inquiétude, dans la certitude de cette présence invisible à l’autre. Une présence dans l’absence. L’amour, ce n’est pas quand on est impatient de retrouver l’aimé, compter les secondes qui nous séparent de lui ? Non, ça c’est le désir, lui répondait-elle. L’amour ce n’est pas la peur de manquer. L’amour est là. Toujours. Même dans l’absence. La douleur, l’angoisse viennent dans la frustration des corps, l’impossibilité de se rejoindre, de la peur peut-être, à l’idée que l’on aime à sens unique, dans ces chagrins à la Werther, souffrance atroce de l’inaccompli. Oui, tu as raison, il disait. Elle rajoutait : mais ce que nous vivons, toi et moi ressemble aussi à ces amours interdites, celles de Roméo et Juliette, des amours au-delà des conventions sociales. Et lui : Qu’on saura braver malgré tout, j’en suis sûr ! Elle, opiniâtre : un amour éternel comme dans Sur la route de Madison…
Il proposa que ce soit lui qui vienne à sa rencontre. Ils parlèrent ensemble de sa venue. Dans les six prochains mois, il allait intégrer Harvard. Son post-doctorat lui permettrait un poste bien plus important à l’ONU que celui qu’il occupait actuellement. Il était fier de sa réussite, fier d’avoir quelqu’un avec qui la partager. Depuis qu’il avait quitté sa famille, il faisait honneur à sa mère qui avait tout misé sur son avenir. Il rêvait d’une vie confortable, d’une revanche. Il avait une vie très intense et était très occupé, mais il l’aimait et était prêt à tout pour elle. Ils allaient se voir. C’était écrit. Quelque part dans le grand rouleau de la vie. Sinon pourquoi ?
Alors elle s’occupa des préparatifs du voyage. Elle avait choisi la fin de l’été car disait-elle, en riant, c’est à cette saison que la mer est la plus sauvage. La rentrée de septembre repoussent les foules, et les terres froides de Normandie accueillent encore quelques températures douces. Lui promettant, espiègle, qu’ils n’auraient de toute façon jamais froid. Ils pourraient s’aimer, loin des regards, loin du monde, dans un lieu où personne ne les jugerait, ne les connaîtrait, ni reconnaîtrait, entre Deauville et Valmont. Comme c’est romantique, n’est-ce pas ? Disait-il. On ne mesure jamais assez les ressources du rêve à déplacer les montagnes lorsqu’il est animé par l’énergie de l’amour, même si sa réalisation ne dépendait plus d’eux. Il est des contingences qui sont au-delà des pouvoirs humains. La force de leur amour dépassait les aspérités du hasard, il ne faisait plus aucun doute qu’il serait enfin réunis.
« Laissons faire le destin, il disait, maintenant, croisons les bras, on n’a pas d’autre choix, croisons les bras ». Elle souriait à sa formule, elle lui expliquait qu’on disait : « croiser les doigts ». « Oh non, ce n’est pas la même chose. Croiser les bras, c’est s’en remettre à Dieu, lui seul sait, et donnera ou non son aval. »
Alors, quand lui, en sage qu’il était, croisait les bras, elle, se contentait de croiser les doigts. Son peu de foi à elle contre sa confiance infaillible à lui.
Ils avaient pensé se rejoindre à Paris, y séjourner quelques jours, voir quelques expos, assister à des conférences, écouter quelques récitals. Ils décidèrent finalement de se retrouver à l’endroit où ils s’étaient vus la première fois, cette plage où il continuait lui, de l’imaginer en rêve, en pays de Caux, sur les traces de l’une des histoires d’amour les plus célèbres du cinéma Français.
Dans le train de Paris à Deauville, elle avait voyagé aux côtés d’un monsieur ventripotent et essoufflé qui ressemblait à un voyageur de commerce tel que l’aurait décrit Maupassant ou Flaubert. Un bon vieux normand à l’allure débonnaire, riche costume beige, chemise fine, boutons de manchette et chevalière en or. Il avait d’ailleurs une légère ressemblance avec Flaubert, dans la mine distinguée, la laideur, le regard bleu délavé et torve.
Il n’était pas du tout voyageur de commerce mais marchand d’Art, ce qui revenait au même. Il lisait une de ces revues d’Art qui exhibent des objets de luxe, en évaluent le prix, en montrent la côte, un univers qu’elle connaissait mal, même si dans sa famille, il y avait des collectionneurs. Elle aimait la peinture, la musique mais n’avait pas de goût pour le faste et le somptueux.
Deauville avait ce charme désuet des villes portuaires, lorsque les touristes les ont désertées. L’hébergement qu’elle avait réservé se situait à plusieurs kilomètres de la mondaine cité et avait été une ancienne maison paysanne que l’on avait transformée en un cottage aux allures d’autrefois. Isolée au fond d’un long chemin sinuant à travers le bocage, elle était sise dans une belle prairie où coulait une rivière, décor typique du bocage normand. Perdue dans un champ de pommiers.
Autour de la maison, il y avait un petit jardin remplis de roses de toutes variétés, un petit potager fermé par des grilles. Tout cela avait un côté so British, qu’elle trouvait ravissant. C’était d’ailleurs conforme à ce qu’elle avait visité virtuellement sur le net.
Elle avait réglé le taxi qui l’avait déposée au bout du chemin, et avait poursuivi à pied avec son sac bien trop lourd pour elle. La propriétaire lui avait envoyé un sms : vous trouverez la clé de la maison dans le pot de géraniums sur la fenêtre. Elle avait réservé et réglé par internet, comme elle le faisait de plus en plus souvent, lorsqu’elle prenait des vacances. Elle détestait les hôtels, devant les fréquenter bien trop souvent pour ses déplacements professionnels. Quelquefois, elle rencontrait la ou le propriétaire, d’autres fois, on se contentait de lui laisser quelques instructions sur sa boite mail ou son téléphone.
Le décor intérieur allait confirmer cette ambiance très cosy. Ses couleurs dans une subtile symphonie de blanc et de rose alliaient l’élégance et la douceur. Elle posa son sac dans le hall d’entrée, verrouilla la porte, se déchaussa. Et s’affala dans l’un des fauteuils Louis XV, allongeant ses jambes sur la table basse capitonnée de toile blanche. Tout ici respirait la détente, la vie facile, le confort sans ostentation. C’était réellement à la hauteur de ce qu’elle avait imaginé pour eux deux. L’arrangement fait avec goût donnait tout son cachet à cette petite masure. On s’y sentait bien. Elle ferma les yeux, fredonnant la sonate de Liszt, elle se laissa aller dans le profond fauteuil recouvert de tissus chaleureux. Elle fut soudain assaillie par une multitude de questions qui venaient assombrir sa détente. N’était-elle pas en train de rêver ? Et lui, qu’elle disait si rêveur, allait-il franchir les portes de son rêve dans lequel il s’était installé tout ce temps ? Allait-il donner corps et réalité à son fantasme ? Elle voyait bien qu’elle s’était laissée contaminer par son âme romantique ? Viendrait-il réellement ? Qui était-elle dans son rêve à lui ? Y était-elle vraiment dans ce rêve ? Quel songe abordait-elle ? Quelle réalité délaissait-elle ? Quel oubli d’elle-même, de ce qu’elle avait été jusque là ? Dans une vie qu’elle refusait depuis si longtemps, son rêve à lui pouvait-il lui donner des ailes ? Il n’en doutait pas. Elle ne souhaitait désormais plus qu’une chose… qu’il l’emporte sur son nuage.
Elle monta à l’étage. La chambre, tout aussi romantique mêlait les tons blancs et écrus. Le parquet craquait quand on y posait le pied. Il y régnait une ambiance un peu surannée, avec cette cheminée et son manteau orné d’un buste XVIIIe, mais l’allure sophistiquée de la maison n’était qu’apparente. Elle prit une douche, s’allongea sur le lit et épuisée, s’endormit. Lorsqu’elle se réveilla, il faisait à peine jour. Elle se rafraîchit, se regarda longuement dans le miroir, sortit et rejoignit la plage. Elle s’installa sur le sable, attentive au moindres réveils de la nature. Les mouettes au-dessus d’elle poussaient des cris désespérés, cherchaient quelques victuailles recrachées par le roulis. Les mâts des bateaux amarrés sur le port s’entrechoquaient au gré du vent dans un cliquetis de chaînes produisant une mélopée fantastique et douce. Cette chaleur…dit-elle en elle-même, enserrant prestement et d’une main ferme le rouleau de ses cheveux bruns au sommet de sa tête dégageant du même coup sa nuque blanche. Elle l’attendait, les yeux dans le vague. Sur la plage matinale, dans la lumière pâle du jour.
Ils ne parleront pas. Il prendra ses mains, les gardera longtemps dans les siennes. Par delà la violence des sentiments et au-delà des mots, pour la première fois et à l’abri du monde, ils s’offriront sur la plage déserte, le plus beau des voyages, ivres de désir et de vent ; pleins de la musique des vagues. Dans la petite crique, le plus beau des songes puissants que la réalité pouvait offrir les plongera au cœur de cette bulle secrète longtemps désirée. Ce sera un bonheur complet, total, enivrant, unique. Oui, la vie ne peut tout vous offrir, d’un coup, d’un seul. Qui peut savoir jamais, à l’avance, ce que la vie réserve ? Quand la mer sera calme, alors leurs cœurs pourront se reposer. Ils marcheront longtemps sur la plage.
Les vagues venaient s’appuyer sur le rivage, léchaient le sable, et elle, fascinée par le rugissement des déferlantes, se laissait emporter par ses bras amoureux.
Au loin, un chien jappait. Il courait sur la digue, ses ergots claquaient en mesure, son halètement venaient scander la musique de l’air : le ressac, le cliquetis des mâts, un corps animal qui se laisse vivre au gré du souffle qui le porte…
Le rêve ne s’éteint jamais aux promesses de l’aube. Il suffit de vivre et simplement vivre. Il n’y a pas d’autre rêve, pas d’autre rêve que celui de vivre, et d’avancer.
Marie-Josée DESVIGNES
Cette nouvelle fait partie des finalistes du concours de nouvelles du Prix de la Gare 2016
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