Comme il n’existe ni route ni chemin pour accéder à cette tribu que je dois rencontrer, c’est à pied que nous nous y rendons, mon guide et moi-même, obligés parfois de nous frayer un passage à coups de machette à travers la végétation très dense de ces lieux. Le paysage est tout bonnement féérique. Nous sommes certainement en pleine saison du printemps tant la nature de cet endroit est verdoyante. Mes yeux sont éblouis par les milliers de fleurs multicolores qui, toutes épanouies, font penser à l’embrasement d’un feu d’artifice gigantesque. Des parfums lourds et entêtants en émanent, chargés de musc et rappelant ceux de la citronnelle ou de l’oranger et de bien d’autres senteurs envoûtantes.
Bientôt, je découvre une forêt dont les arbres immenses et majestueux, aux troncs lisses et élancés comme de grands cierges, pointent tout droit vers un ciel pur et ensoleillé. Ils font résonner les volutes de trilles enchanteresses chantées par des centaines d’oiseaux nichés dans leurs ramures.
Nous nous rapprochons à présent de notre destination. Au détour d’un bosquet, en contrebas d’un talus, sur ma gauche, j’aperçois, offertes à tout venant, de vieilles caravanes aux formes jadis arrondies, cabossées ou amputées de certains de leurs éléments. S’y trouvent aussi des camping-cars, dans le même état pitoyable, à moitié éventrés ou sans roues, sans porte. Des épaves dans une sorte de casse ? Un peu plus loin, c’est un amas de vieilles casseroles, de poêles en tous genres, de marmites, de couvercles et autres ustensiles de cuisine rouillés, tordus, de vaisselles brisées, qui gisent, comme abandonnés.
Nous avançons encore sur deux ou trois kilomètres et voici qu’apparaissent, sur ma droite, les abords et l’entrée du camp de la communauté que nous sommes venus visiter.
Notre arrivée n’est certes pas passée inaperçue, ou était peut-être déjà connue, puisqu’un groupe d’hommes s’avance au-devant de nous. Nous sommes accueillis chaleureusement par leur chef et mon guide me présente à lui.
Ce dernier me salue, levant la main droite en signe de paix :
– Sois la bienvenue, tu es ici chez toi. Je m’appelle Kiatro et nous sommes la tribu des Gardetou.
D’un seul regard, je peux embrasser la totalité de leur campement très sommaire :
Quelques huttes concentriques autour d’un espace dégagé, construites de branchages, à même la terre battue, constituent leur habitat.
La tribu semble être dans le plus grand dénuement.
Kiatro nous précède et nous conduit vers la place de leur village, au milieu de ces cases, où se trouve, en plein centre, une sorte de stèle de pierre, taillée et ouvragée. Respectueusement, il s’incline face à elle pour se recueillir, puis m’explique qu’il s’agit de leur dieu, Kiatouhu. C’est lui qui les protège et leur a insufflé les rites et croyances de leur culture. Il nous invite, mon guide et moi-même, à nous asseoir comme lui et ses compagnons, en tailleur, sur une natte mitée, au sol. Après avoir fait un signe à l’une des femmes de l’assistance, celle-ci part précipitamment et revient presque aussitôt chargée d’un plateau sur lequel se trouve un nombre de tasses identique à celui des personnes assises. Parmi ces tasses, certaines ont perdu leur anse, d’autres présentent un bord ébréché, seules deux ou trois sont en bon état et j’ai l’avantage, en tant qu’invitée, de me voir attribuer l’une de celles-là.
Ma conviction sur la pauvreté de ce groupe s’en trouve confortée.
Le breuvage qui nous est servi est chaud, de délicieux effluves parfumés qui me sont inconnus titillent mes narines. Après cette marche difficile pour parvenir jusqu’à eux, cette infusion me réhydrate et me revigore.
C’est alors que le chef Kiatro prend la parole :
– Chère amie, ta présence nous honore. J’ai été averti de ta venue ainsi que de la raison de ta présence parmi nous :
Je dois t’expliquer la manière dont fonctionne notre communauté.
Je prends conscience que je n’ai même pas eu la curiosité d’interroger mon guide sur le but de notre visite à ces personnes. Lui-même ne m’en a rien dit. Fut-ce un simple oubli de sa part ou bien s’est-il volontairement gardé de m’en informer ?
– Et pour commencer, voici les lois des Gardetou. La plus importante d’entre elles, notre principe vital, est celle qui nous oblige à tout garder, quel qu’en soit l’état ou la provenance. Elle nous impose de ne rien jeter. En voici quelques exemples :
Tu as pu remarquer, en contrebas, ce cimetière de caravanes et de camping-cars qui se trouve derrière la petite colline ? A l’époque, hélas, nous n’avions pas bien compris encore cette première loi dictée directement par notre divinité. Nous trouvions nos huttes inconfortables et avions pensé récupérer quelques-uns de ces vieux véhicules d’habitation, ça et là, abandonnés.
Nous envisagions de les retaper afin que chaque famille puisse se trouver logée dans de bien meilleures conditions que celles qui étaient les nôtres. Mais nous avions à peine commencé à détruire nos huttes qu’un terrible orage s’est soudain abattu sur nous, ravageant tout notre camp. C’était la colère de notre dieu Kiatouhu qui se manifestait. Selon sa loi, nous n’avions pas le droit de quitter nos huttes et encore moins de les détruire. Nous devions les GARDER ! C’est ainsi que nous avons abandonné, hélas, l’idée de vivre dans ces caravanes.
Une autre fois où j’étais parti chasser très loin de notre camp, j’ai trouvé un objet que je ne connaissais pas, abandonné sans doute par un touriste qui s’était introduit sur nos terres à notre insu. J’ai su par la suite que c’était une casserole et à quoi elle pouvait servir. J’ai pensé qu’un tel ustensile pourrait être bien utile à nos femmes pour préparer notre nourriture. J’envoyai donc un éclaireur dans le monde civilisé afin qu’il trouve l’endroit où nous pourrions nous en procurer pour les utiliser.
Pensive, je me suis bien gardée de l’interroger sur la manière choisie pour se procurer ces ustensiles.
– Peu à peu, chacun a pu posséder sa propre batterie de cuisine. Malheureusement, lorsque l’objet devient inutilisable, nous ne pouvons donc pas nous en séparer. C’est pour cela que nous buvons le plus longtemps possible dans de vieilles tasses ébréchées et que tu as pu remarquer, en arrivant, ce tas d’objets désormais inusités car en trop mauvais état, que nous stockons et dont la quantité augmente au fil du temps. Et il en est de même pour tout ce que nous possédons.
Par bonheur, c’est pour nous libérer un peu de cette lourde astreinte d’avoir à tout conserver, que Kiatouhu m’a autorisé à créer cette autre loi, celle du stockage de ce qu’il n’est pas ou plus possible d’utiliser. Cela nous évite, par exemple, d’avoir l’obligation de continuer à nous servir au-delà du justifiable de trop vieilles casseroles qui fuient, de tasses entamées allant jusqu’à risquer de nous blesser dangereusement.
Je pensais pouvoir adoucir encore un peu plus notre loi essentielle en créant, toujours avec l’aval de notre dieu vénéré, une autre loi dite « la Loi Vierge ». A sa mise en place, elle ne contenait encore aucun texte puisqu’elle était, comme son nom l’indique, vierge. Uniquement destinée à servir de « poubelle », en quelque sorte, je devais pouvoir y insérer, le moment venu, certaines de nos autres lois trop contraignantes et auxquelles nous nous sentions trop lourdement asservis.
Après avoir sélectionné, lors d’un référendum, celles qui nous parurent les plus pénibles et les avoir décrétées périmées, j’imaginais que nous pourrions ensuite les déposer dans « la Loi Vierge » et ainsi nous en débarrasser définitivement.
Mais j’ai commis là une grossière erreur car cette loi ayant été créée vierge par nature, doit le demeurer et ne peut pas être utilisée. Elle ne sert à rien !
Mon guide s’adresse à moi en aparté pour m’informer que j’en ai assez appris et qu’il est temps que je parte.
Poliment, après quelques considérations d’usage, je me lève pour prendre congé, remerciant très chaleureusement Kiatro du temps qu’il a bien voulu me consacrer et des informations très intéressantes et importantes qu’il m’a apportées sur le mode de vie des siens.
Intérieurement, de nouveau, je plains très sincèrement ces personnes de devoir vivre ainsi, dans cette sorte d’opulence pauvre et inutile, gardant tout, toujours, en l’état, sans jamais pouvoir se séparer de ce qui ne leur convient plus ou de ce qui n’est plus utilisable.
Je commence à diriger mes pas vers la sortie du campement, lorsque, d’un geste vif et ferme, le chef empoigne mon bras droit et, ses yeux de braise plongeant dans les miens, me dit dans un grand sourire :
– Hélas, chère amie, tu ne peux pas partir. Nous devons te garder, toi aussi. Tu dois rester définitivement avec nous!
Je cherche désespérément mon guide du regard, mais il n’est plus là, déjà parti…
La panique s’empare alors de moi. Ce qui m’entoure m’apparaît soudain mouvant et atteint de distorsions. Ma vision devient brumeuse. J’ai l’impression étrange que mon corps perd ses contours, sa forme, comme si je disparaissais complètement. Et tout devient silencieux.
Puis, brusquement, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je sors de ma torpeur, que dis-je, j’en suis éjectée, et retrouve immédiatement, de ce fait, ma propre personne dans toute son architecture et son intégrité.
Curieuse, j’inspecte les alentours et constate que j’ai été comme parachutée dans un « ailleurs » que je ne connais absolument pas, une sorte de monde… vide :
Il ne s’y trouve aucune ville, aucun village ni même une quelconque bâtisse. Pas plus de forêt que de fleurs ni d’oiseaux et plus aucune trace de la tribu des Gardetou.
Me voici dans un endroit complètement nu et désert. Il ne m’offre aucun repère pour m’aider à me situer, et pire, ne comporte, à part moi, aucune autre âme qui vive, humaine ou animale.
Je me sens seule, totalement isolée, abandonnée, dans ce monde perdu.
Et pourtant, j’éprouve l’étonnante sensation qu’une présence se trouve bien là, à mes côtés. Intriguée, je me retourne mais ne vois personne…
J’entends seulement une voix venant d’on ne sait où, mais que je reconnais comme étant celle de mon guide et qui me murmure : « Alors, qu’as-tu appris ? ». C’est à ce moment-là que je me suis réveillée…