Un jeune homme de 28 ans monte sur la scène de l’opéra de Dresde et aux yeux de toute la salle, dépose trois baisers sur les joues rougies de l’adolescente venant de quitter son tabouret.
Consécration du grand frère ! De l’ami ! Et du partenaire occasionnel !
Le tout nouveau directeur de l’Orchestre du Gewandhaus de Leipzig est ravi de l’interprétation de ses Lieder sans paroles par la jeune artiste qui semble émue par l’appréciation du compositeur renommé.
De ma loge, j’applaudis à m’en faire mal aux mains. L’obscurité du lieu exigu empêche mes voisins de voir une larme glisser le long de ma joue. Elle est merveilleuse ! Ce n’est pas tant sa virtuosité qui m’enchante encore après toutes ces années à la suivre. Non ! C’est sa façon de plonger directement dans le cœur de son auditoire. Ses doigts sont des couteaux qui remuent implacablement dans notre poitrine des sentiments que l’on pensait pouvoir dissimuler. De tous les virtuoses de ce siècle – et Dieu sait s’il y en a – elle seule possède la capacité à dévoiler les émotions sous-jacentes enfouies sous les notes d’une partition.
1837. Clara Wieck a 18 ans. La vie semble lui ouvrir les bras. Sa renommée dépasse les frontières de son Allemagne natale. Et pourtant une ombre recouvre ses paupières. Tristesse la recouvre de son grand manteau noir. Une décision devra être prise entre la fidélité paternelle et l’amour pour Robert. Le choix la terrifie.
Le choix ?
Je te regarde, Clärchen, et je vois. Tu ne le comprends pas encore, mais tu as déjà arrêté ta résolution. Cela me réjouis. Moi ! Moi qui te connais depuis tes premiers pas. Moi qui t’ai suivi dans toutes tes tournées, aie observé ta progression… Moi qui n’ai jamais osé t’aborder…
M. Mendelssohn redescend de la scène pour te laisser à ton triomphe. Et dans les coulisses, triomphe le Vieux : Friedrich Wieck, ton père. Il compte les thalers rapportés par ta prestation. Il ne semble pas totalement satisfait. Ce n’est pas l’argent qui le mécontente. C’est le public. Il vient pour les bonnes œuvres, par invitation. Parfois pour l’art.
Un homme complexe, ton père. Despotique, cruel, exigeant. Et, paradoxalement, fin pédagogue. Il a conscience de tes capacités. Une conscience plus claire que n’importe qui. Il ne te lâchera pas.
Rappelle-toi l’année 1825. Tes parents s’étaient séparés celle d’avant et le divorce venait d’être prononcé. Marianne s’était rendue à Plauen vivre dans sa famille en t’emmenant avec ton jeune frère Viktor. Le Vieux fut contre. Son ex-femme pouvait garder Viktor, mais pas toi. Pas toi, la talentueuse Clärchen.
Fritze donnait des cours depuis plusieurs années déjà. Ta mère fut l’une de ses élèves. Il croyait au chiroplaste de Logier, cet instrument de torture pour pianiste censé former les doigts de ses étudiants. Sa pédagogie consistait à travailler au bien-être de l’enfant avec des cours adaptés à son implication et son talent.
Je te revois dans le salon en train de t’exercer devant ce grand piano. Tu as eu droit au meilleur. Je le sais. Je suis rentré dans la boutique du Vieux : la Pianoforte Fabrik située dans l’immeuble de la Weinstube in der Lilie à Leipzig. Ses relations avec les fabricants Graf et Stein de Vienne te permirent de débuter sur des instruments de qualité.
Cette fois où je suis venu, une porte donnait sur l’arrière du magasin ce qui me permit de t’entrevoir. Tu semblais si menue, si dérisoire devant cet objet si grand. Tu répétais une sonate de Czerny. Une des nombreuses avec lesquelles tu te confronteras durant ta jeunesse afin de t’exercer.
Une jeunesse solitaire. Depuis ta naissance, le 13 septembre 1819, tu as vécu dans un univers d’où les poupées, les camarades, étaient absents. Adélaïde, ton aînée, était morte avant de t’avoir connue. Alwin, Gustav et Viktor naîtront respectivement en 1821, 1823 et 1824. Et Viktor mourra tôt. Est-ce le génie, ta sensibilité qui t’enfermeront dans un mutisme sélectif ? Comment pourrions-nous expliquer ce repli sur soi qui te tiendra éloigné des autres durant huit ans ?
J’aime penser que la musique te possédait déjà, que ses charmes envoûtants papillonnaient dans le pré de ton imagination. Pourquoi s’en détourner ? Pourquoi retourner dans un monde où le bonheur semblait être un concept bien difficile à appréhender ?
La musique te l’apporta. Et ton père te paya les meilleurs maîtres qu’il put trouver : Prinz pour le violon, Weinlich pour les harmonies et Dorn puis Reissiger pour la composition. L’école se fit à la maison ce qui renforça d’autant ton isolement.
Puis vint 1828. Le Vieux se remarie avec Clémentine Fechner, une belle-mère avec qui tu ne t’entendras jamais réellement. Et surtout, surtout, tes débuts de pianiste devant un public. Un public restreint, certes, mais un public tout de même. Le docteur Carus m’avait invité en me disant que son vieil ami Wieck nous jouerait quelque chose en toute intimité en compagnie de sa fille. Ce jour-là je tombais sous le charme de la musique qui sortait du bout de tes doigts. Tu nous jouas le trio op. 96 de Hummel. Tu avais déjà une maturité certaine dans ton jeu.
Et ce jour-là, tu LE rencontras. Tu ne le sauras que bien plus tard, mais un jeune homme était présent à cette soirée, un jeune homme duquel tu tomberas éperdument amoureuse, Robert Schumann.
Après cela, tu le reverras régulièrement car devenu l’élève de ton père. Tu aimais ses histoires et ses jeux. L’amour ne s’était pas – encore – interposé entre vous. De dix ans ton aîné, il côtoyait d’autres jeunes femmes dont tu ne voudras pas entendre parler.
Mais avant d’en arriver à cette partie de ton histoire jouée sous forme de tragédie grecque, il te restait à conquérir le cœur de l’Allemagne.
Le 20 octobre 1828, tu te retrouveras au Gewandhaus de Leipzig, non pas en tant que spectatrice – à 6 ans, tu avais pris plaisir à l’écoute d’une symphonie de Beethoven – mais en tant qu’artiste. Avec une élève de ton père, Émilie Reichold, tu conquis la presse et le public sur les Variations à quatre mains de Kalkbrenner.
Tu noteras dans les tagebücher, le journal intime écrit en compagnie de ton père : tout a bien marché. Je n’ai pas fait de fausses notes et j’ai été très applaudie. Pourtant tu as bien failli manquer ce concert. En sortant de chez toi pour te rendre au concert, tu es monté dans la mauvaise voiture. Sans incidence sur ta prestation cela dit, hormis quelques larmes.
Nous sommes au temps des jeunes prodiges. Tu es une des rares étoiles brillant sur les scènes d’Europe. En ce début de siècle, la concurrence est rude et l’admiration partagée. Certains deviendront des amis comme Mendelssohn ou Franz Liszt – bien que ta vision changera pour ce dernier – et tu ne porteras guère dans ton cœur d’autres comme la Belleville.
Mais nous n’en sommes qu’à tes débuts. Le Gewandhaus est un endroit prestigieux. Le grand Mozart y avait dirigé deux de ses concertos ; j’avais pu découvrir les nouvelles créations comme la cinquième symphonie de Beethoven ou La Création de Haydn. Et en 1830, une folle rumeur naquit : Niccolò Paganini lui-même devait venir. Mais les tarifs du grand violoniste étaient élevés. Avec quelques autres personnes fortunées de Leipzig, nous fîmes don de plusieurs thalers afin que sa renommée embellisse notre salle de concerts.
Wieck, dont les oreilles captaient toutes les rumeurs d’Europe, fut rapidement informé. Il réussit à se faire introduire auprès de l’Italien. Tu étais présente. Et le 4 octobre, tu jouas ta Polonaise en mi bémol, ta première composition, devant Paganini. Il fut tellement content de toi qu’il t’invita à ses répétitions et te permit de monter sur l’estrade lors de ses représentations.
L’année suivante, ton père t’amena à Weimar rencontrer Son Excellence le conseiller von Goethe. En pleine écriture du deuxième Faust, il prit le temps de t’écouter jouer du Herz et t’offrit son buste accompagné d’un message se finissant par : à la grande artiste Clara Wieck. Bel hommage du poète !
Weimar n’était qu’une étape sur la route d’une longue tournée devant te conduire à Paris. Malgré des débuts chaotiques, les portes de la cour s’ouvrent devant toi, le grand-duc se permettant même de t’assister au piano.
Plus tard, arrivée à Cassel et rencontre avec Ludwig Spohr, le célèbre compositeur. Tu réussis à le surprendre en jouant les Variations de Chopin, jeune artiste polonais encore méconnu en ce temps.
C’est durant ce voyage que tu jouas tes premières compositions, dont le lieder Der traum devant un public plus vaste. Je sais que tu aimes cela. C’est ta manière d’exprimer ton amour pour Robert en entrelaçant certaines de ses mélodies aux tiennes et lui, en entrelaçant les tiennes aux siennes. Ton père, malgré ses défauts, croyait en tes capacités. Alors pourquoi ? Pourquoi on peut sentir ce découragement t’envahir ? Ton Concerto pour piano fut mal reçu il est vrai, mais pourquoi écrire : une femme ne peut espérer composer ; jamais une n’en fut capable ? Il y a pourtant une énergie, une force et une beauté dans cette œuvre…
Que n’es-tu née un siècle plus tard, chère Clärchen ? Les préjugés de ce XIXème siècle ont encore trop d’emprise sur les esprits. Beaucoup trop…
Revenons sur cette tournée parisienne. Peu de chose à en dire finalement. La frivolité des Parisiens n’est pas du goût des deux Allemands simples que vous êtes. Tu rencontras tout de même Kalkbrenner et surpris même une scène qui te stupéfia : Chopin, Lizst, Mendelssohn et Hiller, jouant à saute-mouton dans un salon. Le séjour aurait pu être une réussite, car Paganini était en tournée dans la capitale. Il te proposa de jouer, mais malheureusement tomba malade. Que veux-tu ? Le choléra était entré dans la capitale en cette année 1832.
Ce n’est que partie remise. Ton triomphe dans la capitale française viendra en 1838. Tu auras l’occasion d’y rencontrer Berlioz dont la chevelure t’impressionnera, Chérubini que tu trouveras dépassé, Meyerbeer, Halévy et Onslow pour la partie musicale. Et concernant les écrivains, Heine, un compatriote et Alexandre Dumas. Triomphe musicale, mais découragement sentimental.
L’enfant ayant triomphé à 9 ans sur la scène du Gewandhaus a bien grandi. Adolescente, tu triomphes sur toutes les scènes dont celle de Vienne – 13 rappels ! Tu rencontres Lizst qui t’impressionne par sa fougue et son jeu. Son talent te désespère.
Mais surtout, Éros a frappé à la porte de ton âme sensible et romanesque. Tu as remarqué ce talentueux jeune homme installé chez ton père. Robert Schumann dont le talent de compositeur est quelque peu boudé par les scènes européennes sur lesquelles tu te produis.
L’année de tes 16 ans, tu prends conscience d’un changement dans tes sentiments envers le beau blond. C’est à Leipzig que vous vous embrasserez pour la première fois. S’ensuivra un long échange de lettres – par l’intermédiaire d’amis ou de serviteurs dévoués – jusqu’à ce que Schumann te demande ta main en 1837.
Mais c’était sans compter sur le Vieux et son insatiable soif de contrôle sur toi, douce Clärchen. S’il apprécie les dons de Schumann, il n’aime guère le personnage. Instable, sans assise financière, mélancolique. Et puis, si tu partais vivre avec lui, l’argent ne rentrerait plus.
Vous avez tout essayé : les correspondances secrètes, parler avec Wieck. Vous n’avez pas tenté la fuite, car tu aimes ton père. Tu l’aimes malgré son irritabilité, son mauvais caractère.
Mais coup de tonnerre en 1839. Tu as compris que raisonner le Vieux était impossible. Alors en juillet, tu te résignes à engager un procès contre ton père afin de faire reconnaître ton amour.
Tu as 20 ans. Une longue et prometteuse carrière se profile. Et peut-être le bonheur…
Moi… Je suis vieux. Et je meurs. Mon bonheur, je l’ai trouvé dans tes interprétations et tes compositions. Merci, Clara ! Merci d’avoir égayé la fin d’un vieillard. Puisse ta musique continuer à plaire.
Belle partition documentée