Quand je jette un regard sur le portrait qu’il a fait de moi lorsqu’il avait douze ans, je suis fébrile, pas vraiment triste mais le manque se fait plus présent. Les années passent mais il reviendra. Je ne crois pas ceux qui me disent qu’il est mort. C’est une fugue qui dure simplement plus longtemps.
Mon frère a très tôt porté les espoirs et les exigences de notre père. Il était son unique garçon, il lui inculqua des principes et des valeurs très strictes, pour qu’un jour son fils suive ses traces et qu’il en soit fier. Mais son occupation préférée, qu’il ne tenait pas de l’éducation paternelle exigeante, fut le dessin, pour lequel il manifesta très tôt le plus grand intérêt. Dès trois, quatre ans, alors qu’il ne savait ni lire ni écrire, il faisait des petits dessins qui avaient quelque chose d’intéressant. A partir de là, cette passion ne le quitterait plus. Mes parents n’y voyaient cependant que des petits dessins archaïques d’enfants : après tout on dessine tous avant de savoir écrire ; il leur importait plus que leur fils soit bon élève. Mais celui-ci n’a jamais eu le goût de l’école, et vers l’âge de huit ans, l’agencement de son éducation telle que l’avait décidé mon père se fissura. Augustin négligea ses devoirs, et ne cessait de dessiner. Bien qu’il soit très jeune, sa technique se perfectionnait admirablement, et cette passion prenait une place toujours plus importante. De bonne heure il a rêvé que le dessin lui permettrait de gagner sa vie. L’instituteur qu’était notre père ne put tolérer cette idée, avoir un saltimbanque dans la famille serait un déshonneur. Mécontent il tentait autant que possible de reprendre mon frère en main. Le soir il l’aidait dans ses devoirs, quand son jeune esprit s’évadait, papa le grondait et essayait de le ramener à la question. C’était souvent en vain. Les conflits autour de sa passion ont très vite amené mon frère à fuguer. Il ne supportait jamais les mots blessants que papa avait envers lui et ses dessins ; fuguer c’était pour contester l’autorité. D’aussi loin que je me souvienne, sa première « fugue » remonte à l’année de ses neuf ans ; je revois ce petit garçon partir, les yeux pleins de larmes, son carnet dans la main. Ma mère en était folle d’inquiétude, moi également. Mon père bien que fou de rage contre mon frère se servait de ce sentiment pour masquer l’angoisse qui le gagnait. De cette première escapade, Augustin en revint deux jours après, me rapportant un dessin :
– Ne le montre à personne, me fit il promettre.
Je me souviens avoir souri en voyant qu’il avait dessiné, avec fidélité la cour de notre grand-mère. Ma mère, une fois l’émoi passé, était venue serrer son petit dans ses bras. Papa n’en avait pas fait autant, il ne s’était pas non plus excusé. De toute évidence ça n’aurait servi à rien. Mon frère ne se limita pas à la cour de notre grand-mère, je pense qu’il changeait à chaque fois d’endroit. Mon père était exaspéré par le comportement de son fils, pour lui les fugues étaient tout bonnement un acte de provocation. Il tentait toujours de convaincre notre mère que leur fils devait arrêter ses bêtises afin de se concentrer uniquement sur l’école. Mais elle n’a jamais empêché Augustin de vouloir réaliser son souhait.
L’année de ses treize ans, mon père insista pour qu’il passe son certificat d’études. Tous deux savaient que c’était quelque chose d’important, ils avaient passé une sorte d’accord pour que les choses se passent au mieux ; mon père voulait éviter que mon frère ne fugue pendant cette année : il acceptait que ce dernier dessine, si Augustin de son côté étudiait assidûment. Il faut reconnaitre que tout se déroulait bien grâce à cela, jusqu’au jour où mon père en surveillant les devoirs de son fils, avait trouvé dans les marges de certaines pages plusieurs petits dessins. Cette provocation était de trop, il éclata et mon frère qui ne cessait de s’excuser, reçu comme réponse une violente claque. Enragé, Papa avait déchiré tous les dessins qu’il avait trouvé dans la chambre d’Augustin ; la plupart représentaient les lieux de ses fugues ou des portraits de gens qu’il avait pu rencontrer. Le malheureux garçon ne pouvant assister à cela, s’était enfui, pour ne plus jamais revenir chez lui ; maman en souffrit terriblement. Cette année-là, grâce à notre grand-mère, mon frère avait accepté de passer le certificat. Il arrivait que parfois quand je venais lui rendre visite, il se trouvait chez elle. Pour le convaincre elle lui avait promis qu’après cela il n’aurait plus rien à faire avec l’école. Sa grand-mère a toujours eu une place importante dans son cœur, elle était sa confidente, toujours elle l’aura soutenu face à notre père. Le soutien indéfectible de notre grand-mère ne pouvait rien quand en 1940, soit deux ans après que mon frère ait obtenu son certificat d’étude, notre mère est décédée d’une pneumonie. Je n’avais jamais revu mon frère avant le jour de l’enterrement, tout ce que je savais je le lisais dans les lettres qu’il m’envoyait, accompagnées de dessins que j’ai toujours gardé secrets aux yeux de mon père. Le jour de l’enterrement mon père fit comprendre à Augustin qu’il le tenait pour responsable de la mort de sa femme, il l’avait tué en s’obstinant à faire n’importe quoi. Je ne peux qu’imaginer le malheur qu’ont provoqué ces mots chez mon petit frère. Le cœur brisé, il est parti, déposant sur le cercueil de notre mère son portrait. Quand il m’a serré dans ses bras j’ai cru qu’il me disait adieu. Quelques mois plus tard avec l’aide d’une amie qui appréciait beaucoup mon frère et ses dessins, nous avons acheté un petit local, que nous avons transformé en à peine quelques semaines en une petite galerie d’art où furent exposés tous les dessins que je recevais de mon frère. En faisant cela j’avais réalisé son rêve. Tous ses dessins étaient exposés dans un ordre chronologique ; dans les fugues des premières années ils représentaient les décors qu’il avait découvert. A partir du moment où il a commencé à vendre ses esquisses, ce sont des portraits que je recevais ; ces portraits étaient sans doute faits pour rendre hommage à ceux qui l’avaient aidé. Après la mort de notre mère ses dessins sont devenus plus sombres reflétant son état de tristesse, que je percevais également dans ses lettres. Les dessins qui datent de 1939 ont aussi quelque chose de différent, mon frère est trop jeune quand l’ordre de mobilisation parait, il a quatorze ans, mais il sera évidemment marqué par l’évènement ; les dessins qu’il en fait sont à la gloire de l’armée française, on y ressent l’éducation qu’il reçut de notre père. Ses lettres et dessins se sont fait plus rares à partir de la débâcle, ce terrible évènement avait dû déclencher quelque chose chez lui. Dans ses lettres les plus animées il me disait qu’il ne pouvait pas rester sans agir, qu’il devait se servir de la seule chose qu’il savait faire pour résister. J’avais peur d’imaginer mon frère dans la Résistance, pourtant j’ai dû l’admettre un soir de 1941. Il est entré dans la galerie sans que je le remarque, mais Augustin a des yeux que je reconnaitrai entre mille et c’est ce qui s’est passé quand il s’est tourné vers moi. J’ai été stupéfaite de voir combien il avait changé. Mon petit frère n’avait que seize ans et avait déjà l’air d’un homme. Le jeune homme que j’avais devant moi ne put tout me dire sur ses activités clandestines, il n’en avait pas le droit et surtout il voulait me protéger ; il me donna certains détails sur le groupe qu’il avait créé et me révéla son nom de Résistant « Monet ».
– On ne fait rien de dangereux, on fait des dessins.
Toutefois ses dessins signés Monet n’étaient pas aussi innocents qu’il voulut me le faire croire. Ils n’avaient pas pour vocation d’être vendu, en tout cas pas tout de suite ; il m’en confiait certains plutôt pour que je les mette en lieu sûr. Le jeune résistant ne voulait pas encourir le risque que les allemands finissent par mettre la main dessus. J’ai accepté, même s’il ne me donnait pas le choix ; il était très nerveux, je n’ai pas posé plus de questions.
– Ils ont du succès mes dessins ?
Je n’ai pas eu le temps de répondre à sa question, il a observé la galerie un bref instant et s’en est allé. La nuit avait emporté Augustin. Le poids de sa vie clandestine a fait que depuis ce bref tête à tête je ne l’ai plus revu. Monet a cessé pendant un long moment de m’envoyer des lettres. Le seul moyen que j’avais de savoir si mon frère était en vie, c’était grâce à ses dessins qui circulaient dans les rues. Placardées aux murs ou sous forme de tracts, les caricatures provocatrices qu’il faisait de l’occupant, plaisaient à la population. Plus le temps passait, plus elles animaient chez chaque individu l’envie de résister comme il le pouvait aux Allemands. Dans ses dessins les plus acerbes, mon frère appelait à cacher des juifs ou à soutenir les anglais. Au début de l’année 1944, je reçus de mon frère ce qui devait être sa dernière lettre. De manière brève il m’exprimait son angoisse, il savait que les allemands recherchaient activement les membres du groupe Monet et Manet mais même en se sachant traqué, je compris qu’il continuerait de dessiner jusqu’au bout : « Jusqu’à ce que mes crayons soient trop usés ». Il était seul mais déterminé ; pour cela, Augustin ressemble beaucoup au patriarche. Après cette lettre, comme pour défier les allemands j’ai constaté que les affiches et les tracts circulant étaient toujours plus ardents et plus nombreux. Les gens n’en ont été que plus solidaires et pour cela j’admire mon frère, ses dessins ont entrainé une Résistance quasi générale. Je l’ai admiré autant que j’ai craint pour lui, les allemands souhaitaient mettre fin à cette propagande, j’avais peur qu’il se fasse attraper tôt ou tard. A l’annonce du débarquement, je reçus d’Augustin un des dessins les plus passionnés qu’il ait pu m’envoyer. Pas besoin de lettre pour que je comprenne l’euphorie qu’avait provoqué en lui cette péripétie. La guerre n’était pas finie pour autant, il avait continué pendant un moment ses dessins dans lesquels il encensait à présent le Général et les alliés. Ces représentations plus qu’élogieuses accrurent la répression allemande. Le silence qui s’en suivit me fit craindre que le pire lui soit arrivée. La fin de la guerre se rapprochant j’étais pourtant sûre qu’il reviendrait bientôt, mais dans les tout derniers mois je reçus un ultime mot écrit de sa main, le facteur me présenta ses condoléances, en déchiffrant le mot je fus sonnée : « Si je rejoins maman n’oublie pas qu’on a gagné ».
Aujourd’hui, la galerie qui a été renommée Augustin Monet rencontre beaucoup de succès, les gens, depuis la fin de la guerre se pressent pour voir ou pour acheter ses toiles, qui sont désormais toutes exposées. Tous connaissent et admirent Le chef du groupe de Résistance Monet et Manet. Pour eux mon frère est mort à vingt ans en martyr ; tuer pour avoir dessiner. Mais aucun d’entre eux ne sait réellement ce qui lui est arrivé. Moi je me raccroche au « Si » de son dernier mot, je reste convaincu que sa vie continue quelque part, et que là où il est, il continue de dessiner, des paysages magnifiques. J’attends de recevoir sa lettre, depuis trois ans.