« Comme les deux doigts de la main » par Séverine Jaspard

Publié le: Oct 20 2017 by Anita Coppet

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J’attrape à pleine main un hochet. Je le secoue maladroitement. Un bruit éveille mon intérêt. Je reproduis le geste et toujours la même musique. Je recommence. Inlassablement. Je souris. Encore. Je ris. Puis une autre sensation sur la main. Une chaleur douce. Je regarde, intrigué. Sur mes doigts, d’autres doigts boudinés. De la même taille que les miens. Mon regard remonte le long du bras jusqu’à un visage, rond, poupon. Je souris. Elle rit. Je découvre Estelle.

 

 Papa, maman, bonbon et Estelle sont mes premiers mots. Stel plus qu’Estelle, bien entendu. Dès cette entrée dans le langage, je peux terminer ses phrases et elle les miennes. Nous jouons constamment ensemble. Je construis les tours, elle les détruit. J’ouvre les livres, elle les referme. J’aligne les peluches sur l’appui de fenêtre, elle les pousse vers l’avant. Elle rit, je souris.

 

Main dans la main pour notre premier jour d’école. J’ai la paume moite, je traine les pieds, tétanisé par la peur. Estelle me tire par le bras. Au début, elle cherche la compagnie des autres enfants. Mais très vite, elle déchante.

— Viens Billy, les autres sont bêtes, ils ne comprennent rien, ils ne voient pas que nous sommes exceptionnels, me dit-elle.

Je résiste, proteste, j’essaie de la convaincre. Mais Marius court sur moi, il attrape ma nouvelle petite voiture.

— Maintenant c’est la mienne ! affirme-t-il.

Je pleure. Estelle pose sa main sur mon épaule.

— Un jour, il paiera!

Je ravale quelques sanglots, essuie du revers de la main quelques larmes. Je prends la main d’Estelle.

— Désormais, il n’y a plus que toi et moi. À la vie, à la mort.

Nous avons quatre ans.

 

Cabane dans la forêt derrière la maison, jeux de balles, collections en tout genre. Nous passons beaucoup de temps dehors. Comme un vent frais de liberté. Autonomes, indépendants, le monde nous appartient. Couchés tous les deux dans l’herbe, après avoir dévalés la pente, à regarder les nuages.

— Estelle, tu crois qu’il se passe quoi quand on meurt ?

— Il suffit d’observer, Billy.

Le lendemain, elle arrive dans notre antre avec une grosse araignée dans une boite. Elle la prend dans sa main et lui arrache une patte. Méticuleusement. Puis une autre. Lentement. Une troisième et ainsi de suite. Jusqu’à l’araignée-tronc. Estelle rit. Puis l’écrase. Il ne reste qu’une flaque d’un liquide un peu visqueux et quelques cellules éparses.

— Tu as vu? demande-t-elle.

— Non.

— Alors il faudra recommencer.

 

Plus les années passent, plus je deviens bon élève et Estelle mauvaise élève. Je suis au premier banc, je bois les paroles du maitre, je m’applique dans mes devoirs, je prends de l’avance, réponds aux questions. Silencieux et attentif, un élève modèle. Estelle est dans le fond de la classe. Elle chique à pleine bouche, met les pieds sur le bureau, balance sur sa chaise. Elle triche, parle à tout-va, ne rend jamais ses préparations. Malgré ce fossé qui se creuse entre nous, nous sommes toujours connectés l’un à l’autre. Puis un jour, Estelle me provoque :

— T’es le chouchou du prof. Lèche-cul !

Dans ses yeux, la méchanceté des ignorants. Je suis attristé. Cette nuit-là, je dors mal. Qui a-t-il de plus d’important ? L’école ou l’amitié d’Estelle ? Dès le lendemain, je m’assieds à côté d’elle.

 

Maman m’a inscrit au club de football du village.

— Un sport collectif, ça te sera bénéfique, a-t-elle déclaré.

J’ai protesté mais j’y suis allé, contraint et forcé. Sur le terrain, les autres enfants rient de moi, même l’entraineur se moque. Je ne suis pas doué. J’arrive à peine à courir alors shooter dans un ballon… Estelle reste à côté du terrain. Elle observe, elle m’attend. Quand l’entrainement est terminé, que tout le monde est reparti, elle critique tous les autres joueurs. Ça me rend un peu le sourire. Heureusement qu’elle est là.

 

Mon corps change, le sien également. Sa poitrine se développe, ses hanches se marquent. Ma voix mue, des poils poussent. Dans notre repère, nous mangeons des framboises chipées chez le voisin. Nous les dégustons en vis-à-vis. Elle met une framboise sur chaque doigt, puis elle les porte à sa bouche et les lèche un à un, langoureusement. Son regard rivé sur le mien. Mon sexe se durcit. Je la désire. Ma déesse.

 

Maman a absolument voulu que j’aille au bal de fin d’année. J’invite Estelle. Elle accepte sans hésitation. C’est une évidence. Elle est rayonnante dans sa robe de soirée pourpre, les cheveux relevés en chignon. J’ai un beau costume bleu marine pour l’occasion. Nous passons la soirée contre un mur, main dans la main à regarder les autres danser et boire.

 

Dans notre refuge qui tombe en ruine, nous tenons chacun une lettre à la main. La réponse pour notre admission à l’université. Les gestes sont les mêmes, parfaitement synchronisés, comme dans un miroir. Nous déchirons les enveloppes, déplions le papier, parcourons le texte en diagonale pour trouver rapidement l’information. Nous nous regardons : elle lit la joie sur mon visage, moi la déception sur le sien. L’université me tend les bras mais refuse Estelle.

— Ils ne savent pas ce qu’ils ont fait. Ils ne s’en sortiront pas comme ça.

La fureur dans son regard. Je déchire les deux lettres en petits morceaux.

 

30 octobre à 11h20, Estelle et moi ouvrons les portes d’un amphithéâtre bondé. Une centaine d’étudiants griffonnant. Je monte dans la rangée de droite, elle de l’autre côté. Nous sommes tout en haut. Un sentiment de puissance et de supériorité m’envahit. Personne ne nous a encore remarqués. Les yeux des étudiants de la faculté de droit toujours rivés sur leur professeur. Ceux de l’enseignant sur ses notes. Estelle s’arrête, ouvre son sac pour en sortir un fusil de chasse semi-automatique. Je l’imite. Elle vise le professeur dans sa chaire. Il s’effondre. Je tire sur les étudiants. Les cris, les hurlements, la panique dans leurs yeux. Je tire sur tout, partout. Qu’ils paient ! Ils essayent de fuir, de se cacher. Mais il n’y a pas d’issues. Le bruit des détonations, régulier. Je vide mon chargeur tout en regardant Estelle. Grande, belle, déterminée. Je souris, elle rit. Nous nous rapprochons l’un de l’autre. Autour de nous, le sang, les cadavres, les amas de cellules. Le silence et la mort. À court de munitions, nous fuyons, main dans la main. Abandonnant les armes derrière nous.

 

Je suis assis à une table. Les mains posées sur mes genoux, moites, mes doigts triturent mon pantalon. Face à moi, Estelle. Calme et silencieuse. La porte s’ouvre pour laisser apparaitre un homme. Âgé, dégarni, mais l’œil encore vif. Il tient dans la main gauche un verre d’eau, dans la droite une gélule.

— Bonjour Billy, je suis le docteur Adler. Tu souffres d’un trouble sévère de la personnalité. Prends ceci, c’est un neuroleptique, et tout ira mieux.

Il avait parlé lentement, en faisant des pauses. Sceptique, je le regarde sans bouger. Il insiste, tend les mains. Je prends le cachet et l’avale avec une grande gorgée. Ensuite, je baisse la tête et j’attends. Lorsque je regarde à nouveau devant moi, la chaise est vide. Ce jour-là, ils ont tué Estelle.

 

 

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