Il y a peu de temps, dans un pays pas si lointain que cela, une enfant au teint basané riait ; son sourire illuminait tout son visage et ses joues se creusaient de fossettes qui lui donnaient un air d’innocence ; ses lèvres en bouton de rose dévoilaient des dents d’un blanc étincelant. Elle était : « encore une enfant » murmurait la mère, « presque quinze ans » hurlait le père, et « il sera bientôt trop tard pour la marier » ! ajoutait-il en brandissant vers le ciel une main sombre aux doigts secs et noueux. La jeune fille avait peur, peur de celui auquel il voulait la donner, un vieux comme lui… Dans la nuit, elle avait pris la fuite, vers la ville, emportant le strict nécessaire dans un sac à dos de fortune qu’elle avait fabriqué.
Là, elle rencontra l’Homme, celui qui récupérait les enfants paumés comme elle. Sa voix éraillée par la fumée d’un mauvais tabac déchirait les oreilles de Madji. Lorsque le gros homme passa une main boudinée dans ses cheveux gras, des effluves de beurre rance envahirent l’espace, lui donnant la nausée.
– C’est quoi ton nom ? Parle plus fort, articule, je ne t’entends pas bien. Tiens viens là, tout près de moi, ajouta-t-il en tapotant le sol poussiéreux. Tu dis ? Ma-dji ?? Ah ! Ouai, c’est pas mal, ça ira. Là, fais-moi confiance, accorde-moi un sourire ! Que je vois à quoi tu ressembles quand tu es joyeuse. Voila, comme ça tu es vraiment splendide ! J’en connais plus d’un qui vont y laisser leur paye ! Tu verras certains sont très gentils, d’autres un peu moins, tu t’abandonnes tout simplement. Ne pleure pas ! Ferme les yeux ! Voilà, comme ça, c’est parfait !
Et des hommes de toutes les couleurs, toutes les odeurs jouirent face aux yeux clos de la petite Madji.
Un matin, un peu avant l’aube, elle tourna le dos à la ville d’Al Qatrun, et prit la direction du Nord, celle de la mer. Mille kilomètres lui avait dit un de ces hommes. Mille kilomètres pour prendre un de ces fichus bateaux d’espoirs, à la lisière de Tripoli.
Maintenant, sous un dur ciel bleu, elle erre ; la chaleur plombe la ville. Une de ces chaleurs sèche, brûlante comme un fer rougi à la flamme, qui vous tanne la peau, craquèle vos lèvres, irrite vos yeux. Dans les ruelles surchauffées, saturées de remugles de poisson séché, viscères et viande avariée, Madji avance lentement en trainant ses pieds douloureux et enflés. Ses épaules osseuses saillent sous le T-shirt bleu délavé qui couvre son corps comme une chasuble.
Elle avait traversé le désert immense et aride, franchi des barrières rocheuses hérissées en frontières. Avec ses doigts entrelacés posés comme des pétales de fleurs sur son ventre rond, ses seize printemps et ce désir fou d’aller vers une région que certains appellent là-bas. Lampeduza… Lampe douce …Lumière et douceur. Elle avait marché lentement, écartant parfois les bras et se laissant emporter par un vent si léger mais tellement chaud…
Quand Madji se met à chanter, le cristal de sa voix vous pénètre, vous lacère avant de vous emplir de sérénité. Et puis il faut dire qu’elle possède une grâce infinie, avec son mètre soixante, son port de tête altier et ses longs cheveux dont le rouge s’intensifie sous le soleil en reflets si ardents qu’on les dirait prêts à s’embraser à tout instant. Madji et son petit qui flotte en souriant dans son ventre, sans se noyer, un enfant dont elle ne connait pas la couleur…
Le soir venu, elle attend pieds nus enfoncés dans l’ocre du sable ; elle et dix hommes aussi. Idriss le conteur qui, à partir d’un mot, construit des récits : il veut apprendre à lire et à écrire, juste pour transformer son langage en une multitude de caractères noirs ; Abderrahim et Mohamed dit Momo, les Tchadiens qui ont des voix de basse à donner le frisson à quiconque prend le temps de les écouter ; Bakari et Djibril les frères maliens, qui courent depuis tant d’années, portés par l’envie d’aller vite et loin, là bas, où la mer redevient sable puis terre, route et espoir ; Mouley, le passeur dont les prunelles reflètent une lumière couleur métal de fusil ; Omar le rêveur qui vit en images : cinéaste, ou photographe pour dire la beauté de la vie, la dignité de chaque humain un peu comme Yann Arthus Bertrand, oui c’est cela qu’il veut faire ; Walid le jeune Libyen qui ne peut plus nourrir sa famille, les gros bateaux ayant raclé tous les fonds de la mer ; Ibra qui, tous les matins, contemple les traces de ses pas sur le sable, laissant les vagues courir puis mourir sur ses pieds en déposant un espuma marin : s’il n’y avait pas tant d’eau, il irait bien de l’autre côté à pied, laissant toute cette misère derrière lui. Khaled, qui n’a pas de travail, un diplôme d’instituteur oui, mais pas de travail : il n’y a plus d’écoles depuis l’arrivée de l’état islamiste.
Dans cette nuit de fin août, une putain de nuit noire, neuf hommes et une femme, humbles silhouettes grises, rejoignent un passeur sur la plage. Ils veulent s’offrir quinze minutes pépères avant le terrible voyage : partager des moments de vraie vie, un peu d’eau, et tous ces rêves tant
de fois ressassés qui avaient fuit loin, très loin par delà l’horizon. Puis ils poussent le petit bateau en bois vers les flots, attendent la fin de série des sept vagues pour enfin embarquer. L’eau prend une teinte sombre, reflet d’un ciel de cendre ; une lune livide et mélancolique se moire à la surface, s’anime avec les mouvements de la mer qui enfle, rue, se cabre sous la barque de pêcheur. La chaloupe malmenée comme une coquille de noix surfe un instant sur le sommet d’une vague. Un bruit sinistre se fait entendre. Une vague s’élève, retombe sur les hommes cramponnés, soudés les uns aux autres, accrochés aux planches flottantes, à la dérive… Derniers instants : une voix pure s’élève au dessus des flots entonnant une berceuse pour ce petit niché près du cœur de sa mère ; deux basses la rejoignent pour un hymne à la vie, une prière pour celui qui ne verra jamais la lumière du jour et ceux qui ne la verront plus. Un déchirant « maman, maman, maman » strident jaillit dans cet univers qui parait ne plus vouloir d’eux. Un à un, ils disparaissent corps dressés, bras tendus vers le ciel en une quête ultime. Et avec eux, tous ces mots engloutis à jamais.
« Ils se sont noyés, ils se sont noyés ! » Sur la plage de Garabouli, à une cinquantaine de kilomètres de Tripoli, Yassim se met à courir vers la douzaine de taudis – ramassis de tôles ondulées, terre et paille séchées – plantés à quelques mètres du rivage, avec dans ses yeux humides l’image tremblante de ces corps échoués. Ses cris rauques, brisés, le précédent et derrière lui un écho allant decrescendo répète « ils se sont noyés ». Oui, eux tous. A l’horizon, un enfant vêtu d’un pagne crasseux pousse trois maigres chèvres qui béguètent en cherchant les rares brins d’une herbe jaunâtre desséchée.
Dans le bleu de l’aube, la mer et le ciel se confondent laissant une impression d’éternité comme celle d’une toile offerte aux regards éblouis de visiteurs d’un musée. Pendant ce temps, de l’autre côté de la Méditerranée, des oiseaux s’apprêtent à prendre leur envol vers la douceur de l’Afrique.
Adresse Postale
Eclans Nenon
L’actualité tragique nous inspire. Voilà le triste destin d’une jeune fille et de compagnons d’infortune raconté avec beaucoup de pudeur. Joli travail.