Il y a bien longtemps, dans les contrées du Nord, on avait pris l’habitude, fin décembre, de célébrer le jour le plus court de l’année. C’était Yule. Cette date correspondait à la fin d’un cycle et au renouveau d’un autre. A partir du solstice d’hiver, les jours rallongeaient. Les céréales et les fruits étaient récoltés, les provisions remplissaient les placards, tout était en ordre pour accueillir les nouvelles saisons. On retrouvait ce rythme dans le déroulement de la journée de Yule ; d’abord le passé raconté par un membre de chaque famille, puis le présent par le biais d’un repas collégial, suivait le futur réservé aux enfants et, enfin, une retraite aux flambeaux en souvenir des absents. La fête se déroulait sur la place du village où on avait installé un kiosque pour abriter les conteurs. Il s’agissait souvent d’un grand-père ou d’une grand-mère ayant appris au cours des années à capter l’attention avec des histoires merveilleuses, à chaque fois réinventées. Ainsi Maria partageait avec son auditoire les voyages en Inde de ses aïeuls. Les yeux s’ouvraient en grand quand elle décrivait par le détail les villes, les tenues chatoyantes des habitants ou leur langage. Dimitri, sur un ton de la blague, expliqua comment, avec trois amis, il découvrit une grotte fabuleuse, en cherchant le chien disparu. Des rires éclatèrent quand il mima la chute dans le trou de trois mètres de profondeur en agitant ses bras en l’air. Une autre, tira des larmes aux plus sentimentaux alors qu’elle racontait comment Casimir et Milena, deux adolescents, sont devenus les amoureux les plus célèbres de la région malgré les manigances de leurs familles.
Sitôt le repas terminé, il n’y en avait que pour les jeunes : une chasse aux trésors pour les plus grands, et un jardin aménagé pour les tout-petits composé de troncs creux à explorer, de cabanes perchées et de pentes douces pour les quitter. On n’entendait que rires et cris de joie tout l’après-midi.
Le point d’orgue de la journée était le gouter composé de fruits secs, de nougats, de pommes et de raisin. Il ne variait jamais car il était chargé de symboles ; les fruits secs représentaient, pour l’année à venir, la stabilité dans la vie matérielle, le nougat promettait des petits bonus au quotidien et les fruits frais, évoquaient la renaissance et la fertilité.
A la fin du gouter, c’était la retraite aux flambeaux, puis chacun regagnait sa chaumière pour la nuit la plus longue, en pensant à cette journée magique.
Dès la fin du mois d’octobre, le village se mettait en ordre de marche pour aboutir à ce résultat. On commençait par l’attribution des rôles à chacun, puis les veillées se mettaient en place. Tout le monde pouvait fabriquer les décorations avec des branches de sapin, des pommes de pin, des feuilles mortes et du tissu. Bien sûr, les enfants étaient interdits à celles où on concevait les énigmes pour la chasse au trésor. Les plus manuels se retrouvaient dans celles pour les constructions des petits.
Le plus simple était le gouter. Il suffisait de faire des provisions de noix, noisettes, pommes et raisin.
Une année, cette organisation bien huilée fut bouleversée : la totalité du stock partit dans l’embrasement de la grange dans laquelle il était conservé. Les habitants, occupés aux préparatifs, n’avaient rien entendu, et lorsque les crépitements du feu et l’odeur les alertèrent, ils eurent à peine le temps de sauver des flammes les bâtiments autour.
On partit à la recherche de fruits, déjà rares à cause d’un gel tardif, aux marchés des villages voisins. En vain. L’accablement gagna les habitants.
Un marchand venu du Sud apporta de nouveau l’espoir. Il se présenta, un matin, avec une charrette pleine de magnifiques oranges, grenades et d’ananas juteux. Yule allait être fantastique !
Hélàs, les merveilles du Sud ne résistèrent pas aux températures du Nord. Elles étaient si mûres qu’elles se gâtèrent rapidement. Cet événement marqua un retour à la case départ. Il fallait se rendre à l’évidence, il n’y aurait pas le gouter traditionnel cette année, une part de la symbolique de la fête ne pouvait pas être respectée.
La nouvelle fut annoncée aux les villageois réunis en assemblée, elle eut l’effet d’un coup de massue. Tête baissée, du plus âgé au plus jeune, tous pensaient à la même chose. Ils avaient gardé les pépins des fruits mangés à Yule, puis les avaient plantés au cycle nouveau, en avaient vu pousser les arbres, et en avaient mangé les fruits. Un sentiment de tristesse et d’impuissance marquait les visages, empêchant la plupart d’entre eux de réfléchir.
Les têtes se tournèrent naturellement vers les aînés. Que faire ? De mémoire d’anciens, ils ne l’avaient pas vécu. De mémoire de conteurs, ces histoires étaient oubliées. L’assemblée encore sonnée, retourna à ses pensées.
Alors, Nicolas, connu pour sa générosité envers les enfants, exprima son opinion :
– Nos petits savent maintenant les jours sombres qui nous attendent, cependant ils n’y sont pas préparés. Ne laissons pas la tristesse s’abattre sur nos familles ; si nous créons une journée spéciale pour eux, juste avant Yule par exemple, nous leur apprendrons que l’amusement fait partie de la vie et qu’il permet de surmonter les épreuves. Ils garderont ainsi l’espoir et pourront affronter les périodes plus dures.
Il proposa également de manger quelque chose de spécial, comme du pain d’épices, qu’il était allé chercher chez lui. Le pain était noir et avait une odeur particulière.
– Goutez, ce sont les épices qui colorent le pain. Il a aussi l’avantage de se conserver, on peut en faire à l’avance.
– Des épices ? Mais, il n’y a pas de sucre ?
– Il y a du miel.
Une partie des villageois ne gouta même pas, encore sous le coup de la nouvelle.
– Comment tu peux envisager de leurrer les enfants avec du pain ?
– Goûte donc ce pain, il ravira tes papilles. Fais-moi confiance et tente l’expérience de la nouveauté. Il n’est pas question de leurrer les enfants mais de dépasser leur appréhension face à l’inconnu. Ils sont notre avenir, ils prépareront bientôt Yule et cultiveront nos champs. Si nous croyons que la vie n’est que fatalité, ils en penseront tout autant. ils se détourneront de nous et partiront dès qu’ils le pourront.
Il fallait d’abord intégrer l’absence des fruits pour envisager la proposition de Nicolas. Beaucoup restaient muets. Un petit groupe, séduit par le discours de Nicolas et sa proposition, essaya de convaincre les autres : pourquoi pas ? Nous avons besoin d’espérer et quoi de mieux que de communiquer à nos enfants amour et joie, au moins pendant une journée. Le pain est délicieux, on pourrait lui donner une forme de sapin ou de bonhomme de neige …
En fin de compte, on accepta l’idée de Nicolas. Lorsque l’assemblée se sépara, certains s’inquiétaient des conséquences sur Yule. Les traditions risquaient de disparaitre.
Les villageois se répartirent en deux comités pour organiser chaque fête. Une rivalité s’installa. La nouvelle aurait lieu au début du mois de décembre. On y vit une tentative de mise à l’épreuve les partisans de Nicolas. « On verra, s’ils s’en sortent ! » A l’approche de la date, des parents encore sceptiques, disputaient leurs progénitures et les menaçaient de les priver de s’y rendre s’ils n’étaient pas sages.
L’éventuelle punition inspira le groupe de Nicolas qui récupéra cette idée. Un défilé déguisé fut organisé. Le jour J, Le cortège fut mené par deux personnages principaux, symbolisant le bien et le mal. Le premier personnage, vêtu de blanc, demandait aux enfants s’ils avaient été sages, et alors à eux les friandises. Le second, masqué, en noir, offrait des oignons ou de la moutarde aux vilains garnements. Le reste du groupe distribua des petits cadeaux faits en bois ou en tissu. Suivit un repas où on servit une omelette aux champignons et du pain d’épices. Un grand bal clôtura la journée.
Tout le monde y participa avec plus ou moins de bonne volonté. Les jeunes se régalèrent.
Vingt jours plus tard, le goûter réduit de Yule passa presque inaperçu. Les plus superstitieux gardèrent leur crainte pour eux.
L’année suivante, la récolte fut bonne et la nature généreuse en fruits. Seul l’événement traditionnel fut organisé. On remercia Nicolas pour ses efforts de l’année précédente. Sa fête rejoindrait désormais la liste des histoires à raconter. Les jeunes trouvèrent Yule monotone. Ils étaient dissipés face aux conteurs, et boudèrent presque le gouter. Ils s’agitaient au repas et réclamaient le bal. Les organisateurs furent déçus.
Quelque chose ne tournait pas rond, et ce n’était pas de bonne augure pour l’équilibre de la vie au village. D’habitude, les enfants n’avaient pas droit au chapitre. Néanmoins, les paroles de Nicolas avaient fait leur chemin « si on ne fait rien, ils partiront ! » Il fallait prendre le taureau par les cornes et en avoir le cœur net. Les adultes les réunirent afin de recueillir leurs explications. On choisit Albert, l’instituteur du village, comme porte-parole.
– Nous avons remarqué que vous étiez moins enthousiastes cette année pour Yule. Pourtant, rien ne manquait. Qu’est ce qui ne va pas ?
C’était une question risquée, mais les femmes et les hommes étaient prêts à entendre les doléances.
Les jeunes se rassemblèrent. On les entendit murmurer sans percevoir distinctement un mot. Ils jetaient des coups d’œil furtifs pour sonder les visages du camp opposé. La discussion dura à peine quelques minutes, indiquant qu’ils avaient une réponse unanime.
Hanna, dix ans, s’avança en gardant ses distances. Les mains dans le dos, elle regardait calmement les adultes, sans dire un mot.
Albert se pencha vers elle et, sur un ton engageant :
– Tu peux parler, n’hésite pas.
Les autres villageois montraient la même attitude bienveillante. Elle pouvait parler sans détour. Ils patientaient, curieux de connaitre ce qu’elle avait à dire. Hanna ne bougeait pas, faisant la moue, les yeux plissés … jusqu’à ce qu’elle se tourne enfin vers les autres enfants.
– Vas-y, Hanna, dis leur ! Vas-y !
– Pour commencer, on voudrait du pain d’épices à Yule !
Albert passa d’attentif à surpris, marquant un léger recul. Il adressa des regards muets à ses congénères, les sourcils relevés. Il répéta :
– Pour commencer ?
– Oui, nous aimons bien les jeux, mais … nous aimerions autre chose. Hanna avançait prudemment.
Nouveau recul, un peu plus marqué. Qu’est- ce qu’ils ont en tête ? pensa Albert en frottant sa joue avec la paume de sa main. Il prit une inspiration et se pencha à nouveau vers Hanna. Il ouvrit ses mains vers elle, l’invitant à continuer :
– Nous t’écoutons, parle …
Elle s’enhardit et prononça rapidement : On voudrait une deuxième fête. Et ajouta, plus calme, dévoilant un sourire de satisfaction : c’est trop bien deux fêtes pour nous !
Cette phrase fut accompagnée par les applaudissements de la totalité de ses camarades.
– Ah, ca ! s’il elle existe, il est hors de question qu’elle se produise avant le solstice d’hiver ! Lâcha une femme de l’assistance.
Albert lui envoya un regard réprobateur. Les enfants se donnèrent des coups de coude : ce n’était pas un refus que la femme venait d’exprimer … une possibilité de négociation.
Alors, Hanna, d’une voix posée et sûre d’elle, suggéra, sans plus d’effet enfantin, une date après Yule, en début d’année, avec la neige. On y mangerait un nouveau gâteau, exprès pour ce jour-là.
– Et pourquoi pas le premier dimanche de janvier ? On se rassemblerait pour s’amuser avec nos petits rois … proposa une maman, aussi spontanément que la première.
Voilà comment, il existe trois festivités pour les enfants entre décembre et janvier. On les appelle maintenant la Saint-Nicolas, Noël et la fête des rois.