Chapitre 1
Quatre heures du matin. Maria n’arrivait pas à dormir. Des larmes silencieuses inondaient son visage : qu’avait-elle fait faux avec sa fille ? Jeanne lui avait échappé à l’adolescence : de garçon manqué, elle s’était transformée, en un hiver, en une jeune adolescente magnifique. Elle avait hérité des yeux bleus de Laurent et des cheveux roux, rebelles, de son père à elle, Antonio, resté dans son village des Pouilles. A 13 ans, elle disait déjà qu’elle voulait faire du cinéma. Elle avait sa « cour ». Quand elle rentrait de l’école, elle racontait les comportements des garçons de sa classe avec elle, les remarques jalouses de ses copines ; ça l’amusait de voir l’effet que sa beauté naissante faisait sur les autres. Plusieurs fois, Maria lui avait dit de garder les pieds sur terre, que sa beauté était un cadeau avec lequel elle ne devait pas jouer ; qu’elle n’avait pas le droit de mépriser ses copines, ni de jouer avec les garçons. Elle n’avait jamais trouvé les mots. A 15 ans, Jeanne était devenue carrément méchante, la traitant de « vieille jalouse frustrée », se moquant même de son accent. Elle ne pouvait même pas compter sur Laurent pour l’aider à éduquer Jeanne. Elle s’était sentie bien seule. L’amour, c’était compliqué.
Soudain, le téléphone de Laurent sonna. Maria regarda sa montre : cinq heures. Il grogna et répondit.
— Chérie … parle moins vite, je ne te comprends pas, s’exclama-t-il.
Maria, tendue, attendit la suite.
— Jeanne, ne t’inquiète pas. Je viens te chercher. Je pars maintenant. Je suis à Cannes vers midi. Ne bouge pas. Je viens. Ca va aller.
Laurent se tourna vers Maria, blanc comme un linge.
— Je dois aller la chercher, elle a des problèmes.
— Quoi … quels problèmes ? Je viens avec toi !
— Mais non, Maria, je vais y aller seul. Ne t’inquiète pas, c’est surement trop d’alcool, trop de fête.
— Je m’en fous, je viens avec toi. On pourra se relayer au volant.
La route avait été longue, interminable. Laurent n’avait pas voulu lâcher le volant. Malgré sa fatigue, Maria n’avait pas dormi. Elle s’était repassé le film de la veille en boucle : la remise des Césars à Cannes, l’ouverture de l’enveloppe, le nom de sa fille, la joie de son mari, les voisins qui débarquent, le champagne, les rires. Puis, quoi ? un grand vide en elle. Elle avait écrit un texto : « Bravo ma puce. Je t’aime ». Pour une raison qu’elle ignorait, elle n’avait pas réussi à se réjouir avec les autres. Elle aurait tant aimé être avec sa fille, partager son bonheur. Mais Jeanne avait été intransigeante, comme d’habitude et n’avait pas voulu qu’ils l’accompagnent.
Brusquement devant l’écran, avec une violence inouïe, une boule avait envahi ses tripes et ne l’avait plus quittée. Elle avait fini par comprendre le sentiment qui l’habitait depuis l’annonce du César. C’était la peur, une peur totale. Incontrôlable. Viscérale. Une peur de mère : celle que du mal pourrait arriver à son enfant et qu’elle ne serait pas là pour la protéger. Son esprit avait essayé de reprendre le dessus : qu’aurait-il bien pu se passer ? Sa fille devait être au paradis, entourée, choyée. Elle devait vivre un rêve. Alors pourquoi ce sentiment ? Elle avait regardé les amis autour d’elle : ils bavardaient avec entrain. Seul le regard de Kevin, son neveu, était resté sur elle. Il avait eu une interrogation silencieuse, un petit mouvement de la tête, comme s’il avait compris. Elle s’était forcée à lui sourire en soulevant sa coupe : « A Jeanne ! ». Il avait fait le même geste.
Enfin, vers deux heures du matin, ils étaient tous partis.
— Voilà, nous arrivons à l’hôtel, déclara Laurent, la sortant de ses souvenirs. Reste là, je vais la chercher.
Maria n’eut pas le temps de protester. Elle sortit de la Golf et s’installa à l’arrière. A peine quelques minutes plus tard, ils étaient de retour. Au regard que Jeanne lui lança, elle comprit que sa fille n’avait pas envie de sa présence. Mais elle était rassurée : Jeanne était là, entière, vivante.
— On s’arrêtera pour boire un café dans un moment, déclara Laurent en démarrant.
— Tu ne veux vraiment pas que je conduise, demanda Maria.
— Mais non ! coupa Jeanne sèchement, papa fera ça très bien.
Un silence épais s’installa dans la voiture. Maria retint les questions qu’elle aurait aimé poser.
Enfin, vaincue par ses émotions, elle finit par s’endormir.
Elle fut soudain tirée du sommeil par un cri. « ‘tention ! ». Elle ne comprit pas ce qui se passait. Un bruit de freinage strident. La ceinture qui lui broie les chairs. Jeanne qui crie. Laurent qui pousse un « Merde ! » retentissant. Puis, plus rien.
« Madame Burnier … Madame, réveillez-vous ! » Maria n’avait pas envie d’ouvrir les yeux. Pas envie d’avoir mal. De revenir au monde. Quelqu’un lui touchait l’épaule. La voix était presque amicale. Rassurante.
— Madame, réveillez-vous !
Elle ouvrit enfin les yeux, à regret. Elle regarda l’infirmière penchée sur elle.
— Où est ma fille ? articula-t-elle avec peine.
— Vous êtes à l’hôpital d’Avignon. Vous avez eu un accident de voiture. Vous êtes blessée aux côtes et avez un bras cassé, mais rien de grave, débita l’autre sans répondre à la seule question qui taraudait Maria.
— Où est Jeanne ?
— Votre fille est vivante, à l’unité de traumatologie. Sa vie n’est pas en danger.
— Je veux la voir ! Maria essaya de se lever. L’infirmière la maintint avec douceur mais fermeté.
— Nous irons plus tard. Elle est encore sur la table d’opération. Ne vous inquiétez pas : tout ira bien. Maintenant, il faut aussi penser à vous. Vous avez eu un gros choc. Vous devez rester couchée pour l’instant. Reposez-vous. Je viendrai vous dire quand vous pourrez la voir.
— Et Laurent ? Mon mari ?
Le retard, très bref, de la réponse de l’infirmière fit comprendre à Maria que Laurent était mort.
— Votre mari n’a malheureusement pas survécu. Il est mort sur le coup. Je suis désolée, confirma l’infirmière d’une voix douce.
Maria reçut la nouvelle comme un coup de poing. Laurent … son Laurent ne serait plus jamais à côté d’elle. Son mari. Son ami. Jeanne n’aurait plus jamais son papa. Elle regarda l’infirmière en attendant une suite. Mais non, elle avait parfaitement compris. Son mari était mort et sa fille, son unique fille, reposait sur une table d’opération. Elle voulut se lever. L’infirmière dut presque user de force pour la retenir.
— Laissez-moi aller voir ma fille, cria-t-elle.
— Madame, vous n’êtes pas en état de vous lever !
— Je veux voir ma fille !
— Vous ne pouvez pas, elle est en salle d’opération.
Vaincue, Maria s’effondra. Elle fut prise d’un vertige. Le vide qui s’était ouvert devant elle lui fit peur : ne pas tomber, ne pas lâcher, rester là pour Jeanne, sa fille allait avoir besoin d’elle. La première larme peina à s’échapper, puis, comme ces cascades que Maria aimait tant voir dans les montagnes, elles dévalèrent ses joues, balayant toute illusion sur leur passage. Elle sombra, enfin.
Chapitre 2
Pourquoi avait-t-elle mal ? Maintenant qu’elle y pensait, son corps entier lui faisait mal. Elle n’arrivait pas à bouger. Mon dieu cette douleur. Et cette obscurité. Elle aurait aimer ouvrir les yeux, mais n’avait qu’une envie : se rendormir. Elle entendit soudain des voix, exigeantes, mais très lointaines.
— Mademoiselle… Mademoiselle … vous m’entendez ?!
— Jeanne, un sourire ! … Jeanne, une déclaration ! … Jeanne, une photo !…
Tout s’embrouilla dans sa tête. Sauf la douleur, bien là, totale. Elle repartit vers quoi ? son rêve ? son souvenir ? Peu importait. Elle s’y sentait bien.
Elle replongea dans l’ivresse délicieuse qu’elle avait ressentie avant. Mais quand, avant ? Elle retrouva le sentiment unique, indescriptible, éprouvé quand son nom était sorti de l’enveloppe. Elle était montée sur scène comme on monte sur un nuage. Sûre de sa beauté. Les regards et les sourires qui l’avaient suivie la baignant dans un univers de plaisir sensuel unique. Un sentiment de bonheur total.
Mais pourquoi cette douleur persistait-elle ? Elle aurait aimé dire à toutes ces mains qui la manipulaient de la laisser tranquille. Elle avait juste envie de repartir dans son rêve. D’oublier ce qui avait suivi. Et ce bip qui ne s’arrêtait pas. Elle se souvenait pourtant d’avoir appelé son papa pour qu’il vienne la chercher.
… et ce fichu bip qui continuait, encore et toujours. Jeanne sentit de l’air frais caresser son corps. Brièvement. A nouveau, on la manipula, on essayait de lui parler, on l’empêchait de s’assoupir. Alors que tout ce qu’elle désirait, c’était se rendormir pour oublier qu’elle avait mal.
Chapitre 3
— Maria… c’est l’heure du thé.
Maria ouvrit les yeux. Se sentit plus présente, calme. N’avait pas envie de thé.
— Je veux voir ma fille, déclara-t-elle. L’infirmière n’était plus la même. Celle-ci avait la peau foncée et un accent des îles. Tout était rond en elle et dégageait une grande chaleur. Maria eut envie d’être prise entre ses bras potelés.
— Je vais vous amener à son chevet, lui répondit l’infirmière.
Quelques instants plus tard, Maria se retrouva assise sur une chaise roulante et poussée le long de corridors interminables. Enfin, elles s’arrêtèrent devant une porte. L’infirmière vint à côté d’elle et lui prit la main.
— Votre fille a eu un grave traumatisme crânien. Le côté gauche de son visage a subi des dégâts. Son gras gauche est cassé et je vous passe ses autres bobos. Elle ne va pas mourir, rassurez-vous. Avec le temps, elle retrouvera sa beauté. Je voulais vous avertir.
Maria hocha la tête, impatiente. L’infirmière ouvrit la porte. Jeanne était là, couchée, enturbannée. Des tubes sortaient de son nez, de son bras droite, valide mais bleu. Un bip sonore accompagnait sa respiration. Sans un mot, l’infirmière amena la chaise à côté du lit et s’en alla. Maria se rendit compte qu’elle avait arrêté de respirer. Elle saisit la main de sa fille avec douceur.
— Tesoro … murmura-t-elle, sono qua. Dors ma belle. On s’en sortira, je te promets. Ca va aller. Tu vas guérir. Je ne te quitte pas.
La porte s’ouvrit. Maria ne détourna pas le regard de sa fille. Elle sentit deux mains fortes lui enserrer les épaules.
— Oh Maria, que s’est-il passé ? fit Philippe, le frère de Laurent. Je suis là. Je vais t’aider et m’occuper de tout. N’aie pas peur.
Maria ne put que hocher la tête, incapable de parler. La présence de son beau-frère la rassurait. Il y avait tant de choses à organiser. Elle voulut rentrer chez elle.
Un médecin arriva à cet instant.
— Maria, je peux vous appeler Maria ? Jeanne s’en sortira, la rassura-t-il. Elle souffre d’un traumatisme crânien et nous l’avons plongée en coma artificiel. La première urgence était sa fracture du crâne, mais elle s’en sort bien. C’est une battante, ne vous inquiétez pas. Nous verrons dans les prochains jours si elle est transportable. Votre beau-frère m’a dit que vous souhaitiez rapidement rentrer en Suisse. Je comprends. Je ferai mon possible pour vous aider. Je vais même renvoyer la horde de journalistes qui attendent devant l’entrée, ajouta-t-il avec cynisme. Je vous laisse. Je repasserai ce soir.
Maria resta hébétée. Elle tenait encore la main de sa fille.
— Philippe, ramène-nous à la maison, murmura-t-elle sans regarder son beau-frère.