Le vent soufflait fort ce soir-là. Un prospectus s’extirpa d’une poubelle renversée et remonta la rue dans une course incertaine se terminant contre la jambe d’un passant. Celui-ci le ramassa : « Élection municipale – Dernier meeting des conservateurs jeudi soir. Venez nombreux ! ». L’homme laissa le papier s’envoler. « A quoi bon. Pour nous, il est déjà élu ».
A quelques pâtés de maisons de là, dans une salle de concert, une horde de militants et de journalistes attendaient Norman Dubois, la star montante des conservateurs, encore inconnue du grand public quelques mois auparavant. D’abord perçu comme une curiosité médiatique par certains, celui qui s’était fait une spécialité des discours virulents et moralisateurs suscita rapidement l’engouement auprès des déçus et des mécontents. Tous voyaient en lui le reflet de leur propre animosité contre les politiciens qui s’accrochaient au pouvoir. Chaque pique lancée contre ses adversaires, y compris dans son propre camp, le rendait plus populaire. Ses monologues sur l’endettement de la ville et les ennuis judiciaires du maire avaient déjà fait le tour des médias et des réseaux sociaux.
Devant la scène encore déserte, les journalistes s’agitaient dans tous les sens pour installer perches, micros et caméras dans une joyeuse cacophonie. Quant au reste du public, il semblait de plus en plus dissipé. Parmi les jeunes militants, ça beuglait et rigolait ici et là, comme des gamins avant un spectacle de marionnettes. Une jeune femme profita de toute cette agitation pour pénétrer discrètement dans les toilettes mixtes avec une chaise pliante qu’elle déposa contre un mur. Ne souhaitant aucun témoin, elle inspecta la rangée de sanitaires cloisonnés, avant de s’enfermer dans l’un d’eux. Adossée contre une des parois, elle regarda l’heure à son poignet. Quelques instants à patienter.
Au même moment, une berline noire s’engouffra dans le parking souterrain et alla se garer devant les ascenseurs. Le chauffeur quitta rapidement le véhicule afin d’ouvrir la portière arrière d’où émergea un quinquagénaire en costume-cravate. Il fut accueillit par un homme corpulent qui trépignait d’impatience. Son teint cramoisi et les auréoles sous ses bras en disaient long sur son état d’agitation.
« – Norman ! On attendait plus que toi. Je ne comprends pas pourquoi tu n’es pas venu en même temps que ta femme et ta fille. Elles sont déjà installées avec les autres.
– Que veux-tu Jeffrey, c’est l’art de se faire désirer.
– Crois-moi, on n’en est plus là ! C’est de la folie là-haut, j’ai du mal à les faire patienter. On dirait des Somaliens attendant leur sac de riz !
– A ce point là, dit l’autre en riant. Eh bien, moi qui pensais que la tempête de ce soir allait les dissuader de venir. Il s’engouffra dans l’ascenseur avec son directeur de campagne qui poursuivit :
– Même pas en rêve, mon ami. Je te rappelle que ça fait deux mois que tu es en tête des sondages. C’est impossible de te rattraper, même le maire le sait. Ce n’est pas pour rien qu’il fait profil bas. A mon avis, il a déjà fait ses valises, prêt à mettre les voiles dès qu’il perdra son immunité. »
Quand les portes de l’ascenseur s’ouvrirent, ils se dirigèrent vers la salle de concert, sans prêter attention à l’homme qui les observait de loin, téléphone en main. Dubois insista, comme à son habitude, pour s’isoler aux toilettes afin de se mettre en condition. Son directeur de campagne s’y résigna malgré leur retard et regagna les coulisses.
Dans l’un des sanitaires, la jeune femme qui patientait toujours, sentit enfin son téléphone vibrer peu de temps avant que l’on ne pénètre dans la pièce. Le signal était donné.
Le torse bombé, Norman Dubois parada à plusieurs reprises devant la rangée de miroirs au-dessus des lavabos. Il fit un clin d’œil à son reflet et fit mine de lui tirer dessus avec ses doigts. Il se planta enfin devant l’un des urinoirs et se soulagea allégrement en prononçant les premières phrases de son discours.
Se croyant seul, le quinquagénaire fut d’abord surpris de voir une femme, sortie de nulle part, se laver les mains à deux pas de lui. Du coin de l’œil, il observait cette jeune rouquine portant une jupe évasée, un peu trop courte pour lui. Elle semblait ne pas remarquer sa présence, captivée par son propre reflet dans le miroir ; elle ajusta sa veste marron sur sa marinière et s’éloigna. L’homme commença à s’inquiéter, quand la demoiselle saisie la chaise pliante adossée au mur et la coinça sous la clenche de la porte, empêchant ainsi à quiconque de pénétrer dans la pièce. Elle se tourna vers lui, jeta un bref coup d’œil à sa montre et dit froidement :
« – Monsieur Dubois. Nous sommes tous deux pressés, alors allons à l’essentiel. Je suis Sarah Andersen. Mon nom vous rappelle évidemment quelqu’un, mais cela n’a plus vraiment d’importance. Dans 10 minutes vous allez monter sur scène mettre un terme à votre carrière. L’autre se tourna vers elle interloqué alors qu’elle poursuivait.
– Ce n’est ni un conseil, ni une menace mais une simple constatation. Inutile de perdre plus de temps, vous n’allez pas vous rappeler de notre rencontre. Alors rangez-moi ça, qu’on s’y mette, dit-elle en désignant son entre-jambe. »
Surpris de sa propre négligence, il obtempéra, avant de tenter de faire un pas vers elle, mais ses jambes flageolèrent avant de céder. Il tomba à genou, tenta de se relever, en vain. Son corps refusait de bouger. D’ailleurs, il ne parvenait pas à se détourner du regard de la jeune femme qui se rapprochait lentement de lui. Des yeux d’un bleu si clair, irréel, qu’il se sentait happé par leur étrange intensité. Sarah se planta devant sa victime le sourire en coin ; inerte, la bouche pendante, il était à sa merci. Dès qu’elle plaça ses doigts sur les tempes de Dubois, celui-ci sentit qu’on lui lacérait le crâne de l’intérieur. Incapable de hurler, de simples larmes coulèrent le long de ses joues. Sa vision se troubla bientôt pour ne laisser place qu’à l’obscurité.
Les invités étaient déjà tous installés, quand Sarah pénétra dans la salle de concert. Quelques colistiers se relayaient au micro pour faire patienter un public venu nombreux. La majeure partie des places était occupée. Au fond de la salle, bien après les derniers rangs clairsemés, un homme en costume sans cravate semblait indifférent à tout ce tapage. Un pied posé sur le siège devant lui, il jouait sur son téléphone. Elle se laissa tomber sur la chaise voisine. Le teint blafard, les traits tirés, la jeune femme semblait exténuée. Il lui tendit un mouchoir alors que du sang commençait à couler de son nez.
« – J’image que c’est fait, dit-il en rangeant son portable.
– Oui, Hector. C’est pour bientôt.
– Tu as l’air à bout, dit-il alors qu’elle se massait les tempes. C’était si difficile cette fois ?
– Ses pensées étaient chaotiques, j’ai eu du mal à rentrer dans sa tête, répondit-elle tandis qu’une vilaine migraine lui martelait le crâne. Mais dis-moi, où en est notre autre affaire ?
– J’ai tuyauté un de mes contacts du Bureau de Surveillance Sanitaire à propos des agissements de la CoBexo.
– Et alors ?
– Je lui ai sorti les foutaises habituelles : Une source fiable m’a transmise des informations alarmantes qui mériteraient d’être vérifiée pour le bien de la santé publique. Bref, de quoi appâter le client, surtout en période électorale.
– Heureusement que tu as conservé ta carte de presse. Qu’a donné la visite des locaux ?
– Le B.S.S. a découvert les fausses preuves que j’avais laissé à son attention quelques temps auparavant. Factures, transactions financières, échange de mails, tout démontrait que le leader de la restauration hospitalière avait importé, il y a deux ans, des denrées douteuses pour confectionner des plateaux repas à moindre coût. D’ailleurs, je lui ai collé comme fournisseur, une boîte étrangère qui a été fermée l’année dernière pour non respect des règles d’hygiène dans son pays.
– J’imagine que nos hôpitaux ont commencé à réagir.
– Pour sûr. Certains ont déjà rompu leur contrat avec la CoBexo par peur du scandale à venir. Ils veulent tous prendre leur distance et étouffer l’affaire. D’ici quelques mois, la compagnie devra plier bagage et notre commanditaire aura enfin le monopole en ville.
– On dirait bien que le maire va devoir changer de partenaire de golfe. » Ces derniers mots se perdirent dans les acclamations des militants accueillant enfin un Norman Dubois plus rayonnant que jamais.
Comme à son habitude, il dénonça avec virulence la corruption et les affaires judiciaires du maire actuel. Emballé par l’enthousiasme de ses partisans, il hurla presque les grandes lignes de son programme politique sur l’éducation et la sécurité. A la moitié de son discours, il agrippa à deux mains le micro placé devant lui et se mit à vociférer contre ceux qu’il désignait comme les vrais nuisibles de la ville : les immigrés d’abord, puis les délinquants, la prostitution et enfin le travail des femmes, tous responsables selon lui de la décadence de la société et du chômage. La tirade de Dubois continua encore dans le même registre malgré un accueil de plus en plus timoré d’un public embarrassé. Dans les coulisses, le directeur de campagne, aussi blême qu’un mort, retourna dans tous les sens les pages du discours, qu’il avait lui-même écrit, sans comprendre ce qui passait par la tête de son ami.
Au dernier rang, deux grands sourires se dessinaient à chaque murmure qui grondait dans la foule.
« – Bravo ma chère. Tu lui as vraiment bien retourné la tête dans ces toilettes. Certains ne vont pas oser lire le journal demain.
– Mais ce n’est pas tout à fait fini. Il reste encore les adieux à la foule en délire, dit-elle froidement.
– J’ai hâte. Mais au fait, il y a un truc qui me trotte dans la tête depuis qu’on bosse ensemble et que je n’ai jamais compris. Pourquoi fais-tu tout ça ? Dans mon cas c’est suffisamment clair, je suis grassement rémunéré et je me paye le luxe d’écrire des articles sur des scandales que j’ai moi-même créés. Mais toi, vu la fortune que ton père t’a laissé et ses anciennes relations, tu n’as absolument pas besoin de travailler, ni de supporter à chaque fois toutes ces migraines.
– Effectivement, je ne fais pas ça pour l’argent. Mais ce ne sont certainement pas tes affaires lui lança-t-elle sèchement.
– Ok, ok. Très bien, je n’insiste pas ; c’est toi la patronne après tout. Mais dis-moi, qu’est ce qu’on est exactement ? Des professionnels de la désinformation, des destructeurs de réputation ?
– Tueurs à gages médiatiques, c’est pas mal aussi. Après tout, on nous paye pour flinguer l’image des gens ou des entreprises. » Ils furent interrompus par des éclats de voix.
Norman Dubois venait d’ôter ses vêtements et se mit à brailler qu’il était le chevalier blanc qui allait sauver la ville, qu’il ne dissimulait aucun secret inavouable et qu’il ne craignait pas de se mettre à nu face à la plèbe. Il gesticulait tellement que ses attributs valdinguaient dans tous les sens sous les yeux médusés du public, en particulier ceux de sa femme et de sa fille de 8 ans assises au premier rang. Avant que le service d’ordre, sortie de sa torpeur, n’intervienne avec une couverture, une série de bras s’était levé faisant crépiter le flash des téléphones.
Hector fut le premier à réagir : « – Ah, les politiciens ! Ils se décrédibilisent eux-même avec tant de conviction, sans chantage ni fausses accusations, que c’est presque émouvant. Dans le genre inattendu ajouta-t-il avec enthousiasme. Quel originalité ma chère !
– Que veux-tu. Tout est dans la beauté du geste pour dire adieu à sa vie publique, lança-t-elle le sourire aux lèvres. D’ailleurs, je sais que tu meures d’envie de publier un article sur la CoBexo pour accélérer les choses, mais un scandale à la fois. Demain, je veux la totale pour l’affaire Dubois.
– A mon avis les médias n’ont pas besoin d’encouragements pour s’emparer du sujet. Mais ne t’en fais pas, je m’en occupe. Je passe quelques coups de fil et on s’y met à plusieurs. Notre exhibitionniste va comprendre le sens de lynchage médiatique. »
La presse du matin ne fut pas tendre avec ce pauvre Norman ; la une titrait sobrement « La Chute ». Lui, le moralisateur de la société, se prit un retour de manivelle des plus violent. Tout y passa, calomnies, racisme, outrage à la pudeur devant mineur ; la liste était longue. De folles rumeurs sur son passé commençaient d’ailleurs à circuler sur la toile et l’absence de communiqué de l’intéressé ou du directeur de campagne n’arrangeait en rien la situation. « Et bien Hector, tu n’as pas chômé. » se dit Sarah en repliant le journal, alors que le taxi la déposait devant la vaste demeure de Philéas Harrington Füller, le « Monsieur Propre » de certains cercles très sélectes. Ce dernier aimait résoudre les problèmes de ses nombreux amis qui le lui rendaient d’ailleurs très bien.
La jeune femme franchit le portail en fer forgé, remonta l’allée, contourna la fontaine et vint se planter sous l’immense porche à colonnades où elle sonna. Un vieux majordome un peu courbé l’invita à entrer d’un hochement de tête et l’introduisit dans un petit salon où l’attendait le maître des lieux et un grand costaud, qui se plaça entre elle et la porte. Harrigton Füller était avachi sur un vaste canapé, occupé à ingurgiter quantité de noix qu’il venait de casser.Le septuagénaire quelque peu dégarni mais à la moustache saillante, se leva bruyamment du canapé et accueillit Sarah à bras ouverts, laissant apparaître sous son peignoir débraillé un simple caleçon déchiré.
« – Mademoiselle Andersen, vous embellissez mes journées à chacune de vos apparitions. La voyant tiquer sur son accoutrement, le vieillard rachitique ajouta : le privilège des gens influents, jeune fille, même le maire n’aurait rien à redire.
– Votre maison, vos règles. Je ne suis pas là pour vous juger.
– D’autant que vous n’avez rien contre l’impudeur, dit-il en brandissant le journal, sourire aux lèvres.
– Eh bien, je connais mon travail, Monsieur Füller, dit-elle avec une arrogance à peine voilée.
-Oui, vous et les vôtres m’êtes très précieux. D’ailleurs, certains de mes « amis » sont tout à fait enchantés par la mésaventure de Dubois. »
Il ramassa quelques noix sur la table basse et de quoi les briser avant de se vautrer de nouveau sur le canapé. « En ce qui me concerne, cette affaire est close. Bien entendu, ajouta-t-il avec malice, vous recevrez votre paiement après les résultats de l’élection ».
Ils furent interrompus par un grognement aiguë, lâché par le grand balaise lorsque Philéas brisa une noix avec sa pince ; celui-ci ricana et lança à l’attention de Sarah : « Cancer des testicules ! Le prix à payer pour le dopage ». D’un geste, il invita celle-ci à s’asseoir sur l’un des fauteuils face à lui.
« – Dites-moi ma chère, comment faites-vous pour modifier leurs pensées ?
– Ça, vous le savez déjà. Je ne suis qu’une télépathe qui pirate l’esprit humain. Il n’y a pas de grandes différences avec l’informatique. Je suis un virus qui vole ou altère des données, ni plus ni moins.
– Oui, mais comment ça marche là-dedans, demanda-t-il en tapotant son crâne avec le doigt. A quoi cela ressemble-t-il ?
– Un paysage de formes et de couleurs incertaines représentant les souvenirs et les émotions conservées dans l’inconscient. Une sauvegarde de la personnalité si vous préférez, mais tout est flou et désordonné comme…
– Comme dans un rêve, coupa le vieillard tout excité, mais dans lequel vous êtes consciente, c’est incroyable !
– Oui, mais qui ne m’appartient pas et dans lequel je ne suis pas la bienvenue. L’esprit de mon hôte fait tout pour m’éjecter et effacer les traces de ma présence. Ceci explique pourquoi mes modifications ne sont que temporaires.
– Et bien, je vous remercie pour ce petit cours sur la psyché humaine, dit-il en la raccompagnant. En tout cas, pour une ancienne publicitaire, je trouve assez cynique votre prédisposition à ternir l’image des gens. Je crois que votre père aurait adoré. »
Sur le pas de la porte, Philéas déposa une tape amicale sur l’épaule de son invitée.
« – Sa disparition m’a attristé, mais évidemment quand la maladie vous ronge ainsi, que faire ? A ces mots, le visage de la jeune femme s’assombrit alors que l’autre poursuivait.
– Bien sûr, tous n’ont pas été aussi compatissants. C’était inévitable. Les gens si influents comme votre père ont des ennemis partout même parmi leurs proches. Il fit mine de ne pas remarquer les poings qu’elle serrait si fort qu’ils virèrent au blanc. Pourtant, reprit-il, certains n’ont pas été correctes. Quand un homme est déjà à terre, inutile de le piétiner d’avantage. Quoi qu’il en soit, dit-il en lui serrant la main, merci pour votre précieuse collaboration. Et si vous avez besoin de quelqu’un à qui parler… »
Sarah fit quelques pas avant de se retourner, le bleu de ses yeux brillait d’une étrange intensité. « Rassurez-vous Philéas, je gère ça à ma façon. »
Je viens de terminer ce texte que j’ai lu d’une traite. L’histoire est très originale et bien construite, bref j’ai adoré. Bravo à son auteur.