Premières nouvelles par Jérôme Boujol

Publié le: Sep 16 2015 by Anita Coppet

La voix silencieuse

Désinspirée. Le néologisme fut son unique production du jour. Elle qui se rêvait auteure de nouvelles originales, génitrice d’histoires inédites, elle pataugeait, une fois encore, dans l’océan des banalités. Une infinie tristesse s’empara d’elle. « Ô toi, ma fontaine créative, ma source inventive, comment te retrouver? »

Au petit matin, elle perçut la voix silencieuse; dans cet espace, juste avant que l’humeur chagrine ne la gagne. La muette lui confiait: « Ta source est aussi sa source. Vous êtes les enfants du Big Bang. » Alberta – sa mère avait choisi ce prénom en hommage à Einstein – songea au physicien: pourquoi n’avait-elle pas le même génie que lui? Elle n’offrit aucune résistance au désespoir qui prit possession d’elle.

À court de larmes, Alberta baissait la garde. C’est le moment que choisit la voix silencieuse pour sa deuxième confidence: « Ta source  vient de la source. Elle ne t’abandonnera jamais. » L’abandon… Toute sa vie, l’écrivaine l’avait craint, autant que provoqué. Le souvenir des amours déçues, la mémoire des liens brisés: la nostalgie lui arrachait les tripes.

Prisonnière de son tourbillon dépressif, Alberta s’enfonçait dans le gouffre. Les idées noires se succédaient. « Je me suis retrouvée dans le mot destruction; et j’ai enfin atteint le cœur de l’infini. » C’est elle qui, trente ans plus tôt, avait choisi le mot pour sa rédaction de français. Un écrit nihiliste qui faillit lui coûter son baccalauréat. Le suicide, sous toutes ses formes, l’avait toujours attirée; comme un irrésistible aimant.

Puis, ce fut le paroxysme de la souffrance. Alberta remontait le temps, son corps meurtri heurtait, dans un rembobinage accéléré, toutes ses douleurs passées. Jusqu’au cri de sa naissance, assourdissant. Dans le ventre maternel, le fœtus fusionnait avec sa procréatrice, dans une joie indescriptible.  A la vitesse de la lumière, le code génétique traversa les générations, jusqu’à l’explosion initiale: « Je suis la source. Je suis le silence d’où naissent les sons; je suis la page blanche d’où émergent les mots. »

——

L’escalier à sept marches

Je m’étais assis sur la quatrième marche de l’escalier. Celle du milieu; celle qui donnait sur le rez-de-chaussée. « Le temps est gris, aujourd’hui. Un gris orangé. C’est ma couleur, l’orange. Ma seule couleur. » J’avais tout juste 10 ans. Quel âge avais-tu, toi ? Je regardais tes yeux, fasciné par le mystère: « Qu’est-ce qui fait que tu es à l’intérieur de toi ? Et moi à l’intérieur de moi ? Comment verrais-je la vie si j’étais à l’intérieur de toi ? »

Je descendis les trois marches funèbres qui conduisaient au sous-sol. Mes mains – elles avaient atteint la taille adulte, j’avais 20 ans – se blessaient sur les aspérités du sol.  Obscurité; détestation de soi, de moi. La dépression m’envahit, me gagne. « Je vais me jeter aux égoûts. C’est ma place : je me dégoûte. » Quelle force m’aura arraché de mon cachot, quel miracle m’aura conduit aux trois marches qui me ramèneront au niveau du sol ?

Tu étais là, en train de chanter. « Es-tu restée tout ce temps, ô merveille, sur la quatrième? » Autour de toi, les couleurs s’étaient élargies : voisins de mon fidèle orange, rouge et jaune étaient entourés d’une pointe de vert, d’un soupçon de bleu. A 30 ans, je découvrais les mélodies gaies; parfois encore, « Mistral Gagnant » m’emportait dans la tristesse.  Jusqu’au jour où je gravis, en compagnie de moi (oui : de moi), les trois marches nuptiales.

Arrivés au septième ciel, nous ne fîmes plus qu’un. La lumière, le silence, les parfums subtils ; et surtout, la délicate sensation de nos mains jointes. Le goût, extraordinaire, de l’eau pure. Je, tu, il, elle : les trois personnes du singulier avaient disparu. Nous fusionnions – comme par magie – avec l’univers. A 40 ans, selon le standard terrestre. « Illusion du corps, illusion de l’esprit : resterez-vous vivaces, trois marches plus bas ? »

Je te retrouve, aujourd’hui. Nos corps ont voyagé dans l’espace, nos esprits dans le temps. « Sommes-nous ici ? Sommes-nous maintenant ? Ai-je vraiment 50 ans ? » De retour dans le monde, je ne lui appartiens plus. Pourtant je goûte – comme jamais – l’arc-en-ciel, de l’infrarouge à l’ultraviolet ; le spectre sonore, de 0 à 1000 millions de Herz. Je suis nous. Nous somme je. Infinis, éternels. Et toi, le connais-tu, le secret de la vie ?

—–

La visite ultime

Son visage raviné ne laissait plus couler, dans les crevasses centenaires, la moindre larme. En ses yeux bleu ciel, dardaient les rayons du soleil. Sa chevelure transparente ne protégeait guère le cuir, tanné, marbré. Un sourire éternel dessinait ses lèvres: le rouge vif paraissait incongru, à la limite du vulgaire.

« Oui, ici, cela se passera ici. » La voix, modeste, délicate, fragile; si différente du ton affirmé, péremptoire, décisif, qu’elle utilisait pour diriger son monde. « Le Gouvernement »: qui lui avait-il affublé, le premier,  ce sobriquet?

La vielle dame partait en visite; la visite finale, ultime. Un halo, à la fréquence indéfinissable, l’entourait. Seule l’infirmière parvenait à le capter; la lumière – plus que blanche, plus qu’intense – ravivait sa peur. Les autres convives hésitaient entre tristesse de circonstance et sourire déplacé.

Irène, d’ordinaire peu amène, paraissait sereine. Ses émotions figées, ses ressentis durcis semblaient se dissoudre. Toute sa vie, elle avait aidé les autres. De façon désintéressée,  croyait-elle;  pour satisfaire – en vérité – la haute image qu’elle avait elle-même.

Le savaient-ils? S’en doutaient-ils?

L’odeur de la Grande Faux emplissait ses narines.  Celles-là même qui lui avaient permis, jusqu’à un passé récent, de flairer les bons coups. Sans que ce talent fût reconnu par quiconque. « J’aurais dû être commerçante. J’en aurais vendu, de la marchandise. »

Irène, enfin, allait se trouver sous la lumière des projecteurs. Irène, enfin, allait jouer le rôle principal du film des autres.

« Le rôle principal? Le rôle… principal? Le rôle…? » Irène, d’ordinaire si reine, paraissait humaine. Sa main se dirigea vers le gobelet. Pour la première fois, elle se sentit déglutir; pour la première fois, elle sut l’impression qu’une eau insipide, à peine acide, pouvait lui laisser.

——

Addictions voisines

Caché dans son plat, le beurre devinait la main qui s’approchait.

« J’en ai marre », se lamentait la tête, posée en équilibre au sommet du corps enflé. « J’en ai marre, j’en ai vraiment marre… »

Le beurre entendit la main soulever le couvercle. Puis il vit le couteau, si familier, lui arracher machinalement la tranche épaisse. Le couteau s’éloigna et bientôt, la tranche épaisse rejoignait le chocolat, le sucre et la crème, déjà installés dans l’habituel bol où ruisselaient quelques larmes mécaniques.

Le couteau fit place – c’était son tour – à la grosse cuiller. Cinq doigts boudinés la conduisirent au cœur du bol, où elle se mit à dessiner les cercles irrationnels, huilés par l’expérience. Les rotations s’arrêtèrent, automatiquement. La grosse cuiller se souleva, suivit le chemin programmé et s’engouffra dans le trou béant, le dévaloir graisseux.

Quelques centimètres plus haut, la pensée  tournait en boucle: « Demain, j’arrête ».

Dans l’appartement voisin, le whisky  se morfondait dans sa bouteille.

« Je suis fier », se répétait la tête, posée en équilibre au sommet du corps désintoxiqué. « Je suis fier, je suis vraiment fier… »

Le whisky imaginait la main ouvrir le robinet. Puis il vit – ô cauchemar – que le verre s’emplissait d’eau, cette eau qui, il y a sept ans, n’aurait représenté que la moitié du récipient. Puis, le quart. Puis, plus rien du tout. C’était avant l’accident: celui qui allait conduire la tête à l’abstinence, sans même passer par les alcooliques anonymes.

L’eau était parvenue à  un centimètre du bord du verre. Cinq doigts assurés le soulevèrent, sciemment, dans un mouvement rectiligne, totalement rationnel, patiné par l’expérience. Le verre s’arrêta au bord des lèvres, et la gorge se mit à déglutir, lentement, sûrement, avec un sens de la maîtrise, une impression de pouvoir total.

Quelques centimètres plus haut, la pensée tournait en boucle:  « Demain, je continue ».

Ambrose Bierce s’amuse:  « Qu’est-ce qu’un abstinent après tout? Un faible qui cède à la tentation de se refuser un plaisir. »

——

L’envol, léger

Je suis mort ce matin. Et toi aussi.

Il est très exactement sept heures et quarante-sept minutes. Quelque part, à mi-chemin entre mon appartement, rue Saint-Jérôme, et mon bureau, avenue du 30-Septembre. Carrefour des Troubadours, peut-être ?

Que fais-tu ici, à cet endroit-ci ? D’où viens-tu ? Où vas-tu ?

Il y a une seconde, moins peut-être, j’ai levé les yeux de mon smartphone ; et j’ai croisé ton regard : absent, comme le mien. Absorbés par nos pensées respectives. Si importantes. Si captivantes.

Alors, le temps s’arrête. Le vide s’installe. Je décolle le premier, tu me suis de près. Nous nous déconnectons du bruit ambiant, des cris des passants. Le silence est total.

Je me crois à une séance de cinéma où, soudainement, le projectionniste aurait coupé mon film ; seul l’écran, d’un blanc immaculé, subsiste. Quel prénom, bon sang, m’a-t-on donné à la naissance ? Où donc ai-je passé mon enfance ? Comment suis-je devenu… quel métier, déjà ?

C’est drôle : tu te trouves dans la salle d’à côté. Et tu contemples, les yeux écarquillés, le même écran. Oui, celui d’un blanc immaculé. Ton film s’est volatilisé.

Que regardais-tu ? Un thriller, une comédie, une aventure, un drame ? Une animation, un romantique, un érotique, une catastrophe ? Une fiction, en tout cas. Celle conçue par ton embobineur préféré : toi-même.

Tandis que j’atteins le sommet de ma courbe aérienne, je prends conscience que je suis seul dans ma salle de cinéma. Il ne s’y trouve d’ailleurs qu’un siège, unique. Auteur, réalisateur, acteur, spectateur : dans chacune de mes productions, je cumulais les rôles.

La descente s’amorce et l’arrivée – dans la vitrine de la librairie spécialisée, carrefour des Troubadours 3 – s’annonce radicale. Etrangement, je ne ressens aucune peur. Je ne suis même pas triste de quitter ce monde. Je suis serein. Et tu le sembles aussi, toi qui voles dans mon sillage.

Il est très exactement sept heures, quarante-sept minutes et trois secondes. C’est l’heure du choc. Mon crâne se fend en morceaux, je me démembre en plein cœur de la vitrine. Tu arrives, toi aussi, en pièces détachées.

Ma carte de donneur d’organes tombe de mon portefeuille. Je n’imaginais pas qu’elle servirait déjà. J’espère – car pour toi, pour moi, ils arriveront trop tard – que les ambulanciers la dénicheront, sous cet ouvrage de Jiddu Krishnamurti que j’aurais dû lire plus tôt : « Se libérer du connu ».

Le Mercedes Classe G, aux allures de corbillard, n’aura même pas esquissé un coup de frein.

 

One Comment to “Premières nouvelles par Jérôme Boujol”

  1. Dominique dit :

    J’aaadooore!!!
    Surtout « Addictions voisines »! Une jolie petite nouvelle pétillante, drôle, bien enlevée, quoique très réaliste. Je la vois,
    la regarde, comme si c’était un dessin animé.
    Bravo Jérôme!

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