Une pression légère de la main avait suffi. Comme quoi. Cela avait rappelé à l’institutrice qu’était Zoé la comptine chantée avec entrain aux enfants : « Tapent, tapent, petites mains, tournent, tournent petits moulins, … ». Une pression de sa main droite sur l’épaule charnue de Nathalie B. sa directrice, qui marchait très en retrait du cortège du défilé du Carnaval et chantait à tue-tête. La roue avait tourné. Elle avait basculé aussi sec dans le Rhône.
Zoé n’avait pas prévu la suite. Ce qui ne devait être qu’une simple vengeance un peu veule avait méchamment dégénéré. Après avoir subi un an d’humiliations, de piques, de remarques de la part de Nathalie sa directrice, perverse-narcissique ; sa première directrice, celle de l’École de Notre-Dame-du Rosaire. Et quand elle apprit que le rectorat de Lyon lui proposait un poste ailleurs, et que Nathalie se déguiserait pour le carnaval en personnage tiré du livre Game of Thrones, elle se dit que l’occasion était trop belle.
Le problème numéro un, c’est qu’elle ne remonta jamais à la surface. Ni au propre, ni au figuré. Par chance, Vénissieux et ses quais aux abords de Notre-Dame-du-Rosaire n’étaient pas équipés de caméras par la municipalité. Aucun témoin oculaire, ni virtuel. La police placarda un avis de recherche dans toute la ville :
AVIS DE RECHERCHE :
MME NATHALIE B. DIRECTRICE DE L’ECOLE NOTRE-DAME-DU-ROSAIRE
A disparu depuis hier jeudi 5 avril 2011 à la fin du défilé de Carnaval de l’école maternelle et primaire de l’École primaire de Notre-Dame-du-Rosaire, sa directrice, Madame Nathalie B. Âgée de 42 ans, de corpulence moyenne ++, cheveux longs, blonds clairs, yeux marrons, peau clair, taille 1m65. Elle porte un costume tiré du personnage de Daenerys Targaryen, la reine des dragons de la série Game of Thrones : une robe en daim style « Cheyenne », des bottillons marrons et une cape bleue à capuche. Fugue ? Enlèvement ? Burnout ? La police n’écarte aucune piste. Vos témoignages sont essentiels. Un numéro : 08 45 96 83 58. Et un site : www.retrouvernotredirectrice.com
La police commença à interroger le personnel de l’école, dont Zoé, dès le lendemain soir, au domicile de ses parents chez qui elle habitait toujours.
En attendant qu’elle sorte de sa douche, sa maman, Geneviève Balas, servit au commissaire et son acolyte un kéfir.
– Vous n’allez pas nous empoisonner avec votre kéfir et nous emballer dans des sacs poubelles 50 litres, n’est-ce pas Madame Balas ? (rires gras)
– Non, pas ce soir, c’est le recyclage qui passe demain matin. Notez, je pourrais vous déposer aux « encombrants » (rires fins). Vous ne connaissez pas le kéfir ? C’est une boisson que l’on se transmet dans la famille depuis des générations monsieur le commissaire. C’est très désaltérant. Tenez, voici, ma Zoé !
Zoé était blanche comme un linge, la nuit précédente, elle n’avait pas fermé l’œil. Elle se débattait dans ses draps Laura Ashley apercevant des flashs d’images du film « Les heures » : Virginia Woolf-Nicole Kidman-Nathalie B. entrant dans les eux profondes d’un fleuve noir avec une robe qui formait au fur à mesure une corolle et engloutissaient cette femme à trois têtes….Mais elle se ressaisit et tenta de donner le change en souriant et avait choisi son plus joli haut, celui des « Comptoirs des cotonniers ».
– Bonsoir, messieurs, vous souhaitiez me parler ?
– Oui, mademoiselle, nous aimerions savoir à quelle heure vous avez vu pour la dernière fois madame B. votre directrice et si vous lui connaissiez des ennemis.
– Je l’ai vue à 16h00 au pot de l’amitié donné à la mairie et puis ensuite je l’ai perdue de vue, j’ai été prise par mes élèves de petite section.
– Des ennemis ? En six ans dans une école on peut toujours en avoir. Elle avait parfois des altercations avec des parents d’élèves, mais rien de bien méchant.
– D’autres détails qui vous reviendraient à la mémoire? demanda l’acolyte au regard glauque.
– Non, rien dit-elle, le regard rivé sur la bouteille familiale de kéfir. Laissez-moi vos coordonnés, si jamais je vous contacterai.
Zoé ne comprenait pas. Tout de même. Pour passer le concours de professeur des écoles, même il y a vingt ans, puisque Nathalie B. en avait 45, il fallait bien savoir nager 50 mètres dans une piscine. Oui, mais le Rhône c’est différent. Il y a des courants très forts. Une péniche aura pu la percuter, un poisson électrique la toucher, une hypothermie la tuer ? Bientôt la police draguera le fleuve ou le corps de Nathalie et sa cape bleue réapparaîtront aux pieds d’un pêcheur du dimanche. Sa famille, son mari, adorable – souvent le cas avec les pervers narcissiques – et ses deux enfants étaient atterrés.
Les jours passèrent, la vie reprit son cours à l’école jusqu’aux vacances de Pâques. Une rumeur enfla parmi le corps enseignant : la directrice, une menteuse, n’avait jamais su nager d’où ses excuses pour éviter les sorties à la piscine ou en classe de mer. Côté parents, on la surnomma ainsi que son amie l’Astem qui l’aidait dans la classe « les diaboliques », les « dragons ». Elle était aussi soupçonnée de mener une double vie avec un éducateur lyonnais.
– Du pas joli joli joli ricana Patrick le cuisinier et seul homme de l’école.
En vacances dans les Cévennes, coupée de tout, Zoé se souvenait de ses débuts d’institutrice, il y a 18 mois, elle qui avait toujours rêvé d’exercer ce métier. Une vraie vocation. Et pas uniquement pour avoir des vacances ou la sécurité de l’emploi. Nathalie avait brisé d’un coup de paluche ce rêve. Mis au tapis avant elle 5 institutrices. Au début elle fut surprise, ensuite elle la méprisa puis vint la haine. Surtout que Zoé est une hypersensible doublée d’une timide, sauf avec les enfants avec qui elle se sent comme un poisson dans l’eau. Alors parfois elle se lâche. Quand elle envoya du haut de ses 9 ans un verre d’eau à la figure de la dame du caté qui avait traité son amie « d’imbécile heureuse » ou en poussant sa directrice-chef des dragons ridiculement accoutrée à l’eau.
Le pire pensait-elle, la tête dans les mains, c’est qu’elle n’avait pas de remords. Pour le moment en tous les cas. Mais une deuxième nuit blanche apparut après celle du lendemain du saut dans le Rhône. Cela ne lui arrivait pourtant jamais. Elle mit cela sur le compte de la journée sans marche, sans activités.
– Tu ne devais pas te sentir fatiguée ma Zoé. Ce soir, je te fais une bonne infusion avec la verveine du jardin » lui lança sa mère par-dessus son épaule, tout en faisant la vaisselle de leur déjeuner. Le père continua :
– Tu n’as pas de soucis au moins ?
Elle secoua la tête un peu trop vite pour montrer que non et finalement réfléchit. Et si l’événement passé venait lui trotter dans la tête en fait ? Elle prenait conscience de ce qu’elle avait fait. Pas moyen de joindre ses collègues de l’école, pas de réseau dans les Cévennes. La troisième nuit blanche lui confirma que l’hypersensible qu’elle était ne digérait pas son homicide involontaire. Si la police ne retrouvait pas le corps de Nathalie B. c’est bien qu’elle avait coulé à pic ? Et « mourut » comme disait son élève de petite section Anselme.
De retour à l’école, elle était plus fatiguée qu’à son départ. Elle avait maigri et son teint était couleur jaunisse du nourrisson.
– Haaaa ! Tu m’as fait peur cria sa collègue de CM2 en sortant trop vite des toilettes. Et tu as une mine épouvantable !
– Je te remercie marmonna Zoé en se lavant les mains. Sa mère en partant lui avait donné du Xanax en disant que cela pourrait l’aider à dormir, le temps qu’elle aille voir son médecin généraliste. Cela lui donnait juste la bouche pâteuse.
Elle pensa qu’elle avait réellement un problème quand elle finit l’appel des 32 élèves de sa classe et qu’elle cria en voyant le visage de Nathalie B. accroché au corps de la petite Raphaëlle. Entre midi et deux, elle sauta le repas, lut les cahiers de liaison, les incontournables récits de vacances des enfants (« Suis monté dans un avion avec mon grand-père qui était pilote, suis allé à Disneyland Paris, maman a fait elle-même des lapins en chocolat » de Gaëtan, à côté de l’écriture fébrile de la maman de Soraya « Maque Do et balads dans le parc prai de Venissieu »). Ses yeux ensommeillés lui piquaient.
Alors elle prit ses affaires, rangea son petit bureau et quitta l’école. Elle alla directement au commissariat et demanda à l’agent derrière son guichet :
– Dites, Monsieur, on peut conjuguer au féminin « Assassin » ?