Le Couple de Brume par Antoinette Bourquenoud

Publié le: Mai 26 2015 by Anita Coppet

La lune, déjà haute dans le ciel, se mirait dans les flaques du sentier. Tanao et sa grand-mère arrivèrent en vue du village. Ils avaient passé leur journée à la cueillette des fleurs qui serviraient de tisanes pour la tribu. Depuis quelques années maintenant, Abalia transmettait à son petit-fils son savoir de Gardienne des secrets.
A leurs pieds, au bas de la colline, ils aperçurent le foyer central où le clan s’était réuni pour les attendre. Comme à chaque fois qu’un des leurs était absent au coucher du soleil, ils avaient allumé des torches le long du chemin de terre.
Le trajet de retour avait pris beaucoup plus de temps que de coutume. Bien qu’il leur restât peu de chemin à parcourir, Tanao était inquiet. Les ans avaient  grignoté peu à peu les forces de la vieille dame. Il se tourna vers Abalia, plein d’attention.

– J’ai soif, grand-mère, prétexta-t-il pour ne pas lui montrer le souci que lui causait son état. Faisons une pause.

De la besace qui pendait à son épaule, il tira une couverture et l’étendit au sol pour lui permettre de se reposer un instant. La fatigue avait  creusé ses traits et à cet instant, son âge se lisait clairement sur son visage. S’asseyant à ses côtés, Tanao lui tendit une gourde. Le jeune homme et son aïeule profitèrent en silence de ce moment de repos.
Xina, le ouistiti qu’il avait recueilli bébé et qui depuis ne quittait quasiment jamais son épaule, bondit à terre. Lui aussi était assoiffé et alla s’abreuver dans l’eau d’une ornière. Alors que l’animal se penchait pour boire, un nuage occulta la clarté lunaire.
Tanao observa le reflet de la lune qui disparaissait de la surface à mesure que son singe buvait. Le singulier parfum de cendre mêlé de fleurs et de galette le surprit alors. Il le reconnut aussitôt et sut qu’il annonçait une visite désagréable.

– Le Couple de brume est de retour, grand-mère Abalia. Qui viennent-ils emmener ce soir ?

Malgré la fatigue, son aïeule lui sourit et ses yeux disparurent derrière un chapelet de rides. Enfant, il lui disait que c’était deux soleils qui éclairaient son visage. Elle scruta le regard de son petit-fils devenu un jeune homme fort et plein de courage. Elle y retrouva la même inquiétude mâtinée de curiosité entrevue un certain jour si éloigné déjà.

Ce matin-là,  la Gardienne des secrets avait quitté le village avant le lever du soleil.  Elle avait déjà souvent emprunté le sentier de la Crique Interdite pour accomplir cette même tâche.
L’homme et la femme entourés de nuages étaient réapparus la veille. Deux villageois occupés à abattre un arbre les avaient suivis,  juste après la chute mal maîtrisée du géant. Après les chants de tristesse qui avaient réuni le clan durant une bonne partie de la nuit, c’était à elle qu’il incombait d’exécuter le rituel traditionnel. Elle était seule autorisée à s’approcher de la rivière où s’embarquaient les Brumeux et ceux qu’ils emmenaient. Nul autre n’aurait osé s’y aventurer d’ailleurs.
En chemin, elle avait cueilli quelques fleurs et les avait tressées pour réaliser un bouquet coloré. Jeté dans le courant, il symboliserait les messages de ceux qui ne pouvaient venir en ce lieu. S’approchant de l’eau, elle s’apprêtait à entonner sa mélopée lorsqu’un craquement  lui fit tourner la tête.
Malgré l’interdit, quelqu’un se dissimulait derrière les branchages. Reconnaissant les boucles brunes de son petit-fils, Abalia passa aussitôt de la contrariété à un amusement indulgent. Feignant de ne rien voir, elle se mit à psalmodier les paroles qui accompagneraient les disparus dans leur voyage.
Son chant terminé, elle se retourna vers le fourré.

– Tanao, que fais-là ? dit-elle en s’efforçant de prendre un timbre sévère.

Un garçon d’environ huit ans émergea timidement des buissons, honteux de s’être fait surprendre.

– Excuse-moi Grand-mère, je t’ai entendue quitter la hutte… et je voulais être sûr que tu allais bien, balbutia-t-il.

– Tu sais pourtant qu’il n’y a que moi qui ai le droit d’approcher cette Crique

– Mais je ne savais pas que tu venais ici, mentit l’enfant

– Puisque tu es là, asseyons-nous un moment avant de rentrer, toutes ces émotions m’ont fatiguée.

Tanao s’approcha avec précaution. Sa grand-mère n’avait pas vraiment l’air fâché, mais il savait que sa faute était grande. Abalia s’installa sur un tronc et tapota le bois sec.

– Allez, viens !

Rassuré, le garçonnet obéit avec entrain et vint s’accroupir sur la souche à côté d’elle.

– Ils sentent bizarre, hein grand-mère ?

La Gardienne des secrets ne répondit pas, laissant à son petit-fils le temps de mieux s’exprimer.

– Les Brumeux, ils ont une odeur bizarre, insista-t-il.

– Tu la perçois aussi, Tanao. C’est une chance pour toi, tout le monde ne la remarque pas.

– Pourquoi on ne les empêche pas d’emmener les nôtres. Les hommes du village n’ont qu’à les combattre !

– C’est ainsi Tanao. Nul ne peut les atteindre, parce qu’ils sont fait de brumes.

– Oui, mais toi, la Gardienne des secrets, tu connais les paroles de  protection. Pourquoi ils ne t’écoutent pas ?

Abalia pressentit que cette journée marquerait un tournant dans l’évolution de son petit-fils. Elle prit un temps pour réfléchir à ce qu’elle allait lui révéler et ce qu’elle devrait encore lui taire pour l’instant.

– Quand tu veux quitter le village avec les amis de ton âge pour aller jouer dans la forêt, tu demandes la permission à ta mère ?

– Oui, bien sûr, répond Tanao en fronçant les sourcils.

Il ne voyait pas du tout où voulait en venir sa grand-mère. Cherchait-elle à éluder sa question ?

– Te dit-elle toujours oui ?

– Non, en fait, elle me dit plutôt toujours non. Elle ne m’a permis qu’une seule fois d’y aller.

– Et si tu ne lui demandes pas son accord, est-ce qu’elle te le donnera ?

– Non, bien sûr… il réfléchit puis ajouta, si je ne demande rien, je ne reçois rien.

Abalia s’efforça de masquer la fierté que lui apportait la sagesse naissante de son petit-fils.

– C’est pareil avec le Couple de brume.  Quand ils viennent chercher un des nôtres, nous ne pouvons rien. Mais quelquefois, quand la Gardienne des secrets est suffisamment persuasive, ils acceptent de le laisser encore un temps parmi nous. Ils l’ont fait pour moi, lorsque j’avais ton âge, Tanao.

Tanao écarquilla les yeux, émerveillé d’entendre que sa grand-mère avait échappé au duo redouté. Il s’installa sur les genoux de son aïeule et attendit impatiemment la suite de l’histoire.

Abalia lui conta alors l’aventure qu’elle avait vécue dans son enfance.
Une fièvre mauvaise l’avait saisie et elle avait passé de nombreux jours à délirer sur sa couche de branchage. A cette époque, c’était Ibati, une petite femme rondelette au regard doux qui était Gardienne des secrets. Elle n’avait pas quitté le chevet de la fillette malade, lui faisant boire des tisanes et murmurant des chants sacrés.
Une nuit, la Dame de brume et son compagnon étaient entrés dans la pièce où reposait Abalia. Leur présence avait d’abord terrifié l’enfant mais très vite un sentiment de sérénité l’avait envahie. Sans résistance, consentante même, elle s’était levée et avait suivi ses visiteurs vers la Crique Interdite. Ibali n’avait pas réagi, se contentant de réciter des paroles inconnues. Plus ils s’éloignaient du village et plus la voix de la Gardienne s’amplifiait. Parvenue sur la rive, la fillette aperçut la pirogue blanche qui avait déjà emmené tant des siens vers une terre inconnue. Presque avec  joie, elle s’installa dans la frêle embarcation. Ibali se fit plus insistante, ses mots traversaient toute la forêt et résonnait de plus en plus clairement. Ils semblaient envelopper l’étrange équipage et Abalia sentit une hésitation chez ses ravisseurs.

– Il n’est pas temps pour toi, Abalia.

La voix du Brumeux était grave et douce à la fois. Il tendit le bras vers la rive, dans un geste d’invite. Aucune envie de quitter la pirogue chez la fillette. Elle se sentait heureuse en cette compagnie insolite.  Sans se l’expliquer, elle pressentait qu’elle partait rejoindre une famille et qu’elle y serait bien. A son grand regret, elle remarqua qu’on la poussait hors du bateau et se retrouva sur la plage de galets. La femme de Brume se pencha vers elle et lui murmura quelque chose…

– Et alors, grand-mère, qu’est-ce qu’elle t’a dit ? Et qu’est-ce qui est arrivé après ?

Stupéfié par ce récit, Tanao n’en revenait pas. Déjà très fier de sa grand-mère Gardienne des secrets, il l’admirait désormais encore plus.

Grand-mère Abalia caressa le visage du garçon dans un geste plein de tendresse.

– Ça, mon chéri, ça n’appartient qu’à moi. Je t’en ai suffisamment révélé pour aujourd’hui. Viens, rentrons au village et reprenons  le cours de nos vies.

Elle saisit  la main du garçon et s’engagea sur le chemin du retour. Tandis qu’ils marchaient en silence, elle sut qu’elle avait découvert le futur Gardien des secrets. Quand le moment serait venu, Tanao la remplacerait dans sa tâche.

Le jeune homme n’avait pas remarqué que sa grand-mère s’était perdue dans ses souvenirs. Au fil du temps, il avait compris que la visite des Brumeux n’était que le début d’un nouveau voyage pour l’un des siens. Mais à chaque fois qu’il sentait leur parfum, il n’arrivait pas à se défaire d’un sentiment de crainte.

–  Qui viennent-ils emmener ce soir ? répéta-t-il pour lui-même.

– Tu dois aller au village. Maintenant ! Ne m’attend pas. Ce soir, c’est à toi d’accomplir les rites et de prier le Couple de brume. Mais souviens-toi de ce que je t’ai dit, on peut leur demander leur clémence, mais ce sont eux qui décident de notre sort.

Plus que le ton ferme de sa grand-mère, c’est la teneur de son ordre qui surprit Tanao. Il n’était pas encore Gardien des secrets, même si elle lui avait transmis les chants sacrés.
Habitué à lui obéir, il hésitait pourtant à l’abandonner ainsi dans l’obscurité.

– Va, Tanao, reprit-elle d’une voix plus lente. Je te rejoindrai bientôt. Il est temps pour toi de prendre ta place de Gardien.

La vieille femme ouvrit les bras pour accueillir son petit-fils sur son cœur. Il enlaça tendrement celle qui lui avait tant appris. Saurait-t-il être digne de ses enseignements ?

Abalia le suivit du regard tandis qu’il s’éloignait  puis se coucha sur le sol humide. En contemplant le ciel, elle se remémora les paroles que lui avait murmurées la Femme de brume. Il y avait si longtemps….

– Il n’est pas temps pour toi Abalia. Quand le singe boira la lune… quand le singe boira la lune.

Soumettre le commentaire

*

*