Je n’aime pas le bois flotté. C’est mort, c’est crade, ça n’est rien d’autre que le reliquat digestif d’une tempête. Un dégueulis de la mer.
Patricia, elle, elle adore ça. Elle y voit des trucs qui m’échappent. Elle en récolte des tonnes qu’elle me fait transporter au fond de son atelier. Patricia est sculptrice. Bon gré, mal gré, elle m’entraîne dans ses explorations dominicales de bord de plages. Elle y traîne une sorte de petit chariot et lorsqu’il devient trop lourd, que ses roues s’enfoncent trop profondément dans le sable humide, elle m’y attelle et me voilà bête de somme.
Ce mardi-là, j’ai eu honte. Non pas de ma condition de cheval de trait, mais en repensant à l’effroyable satisfaction qui m’a saisi lorsqu’en soulevant un morceau de bâche délavée, Patricia a découvert cette petite chose boursouflée d’un bleu immonde.
Il parait que cette année, l’hiver est le plus froid depuis trente ans, pourtant, Patricia s’est précipitée dans les eaux sombres et glacées de la mer pour s’y réfugier. C’était stupide. Je me tordais de rire comme un con en la regardant trembler de froid et de trouille. Alors, à mon tour, j’ai jeté un coup d’œil sous la bâche. Ça ne ressemblait plus à grand-chose, ça aurait pu être n’importe quelle bestiole crevée. Et puis j’ai vu une petite main, la toute petite main fripée d’un bébé. J’ai gerbé, comme ça, d’un coup violent.
À partir de ce moment, nous n’avons plus échangé un seul mot. Nous sommes rentrés et j’ai appelé les flics.
Puis le temps s’est adouci, les premiers jours d’été ont succédé au printemps. Patricia n’est plus retournée là-bas. Elle est restée enfermée dans son atelier et a puisé dans ses stocks hétéroclites pour son travail. Un jour, les énormes tracteurs chargés de l’entretien des plages ont ratissé le sable. À cette saison, les grands troupeaux d’estivants migrent vers le sud et l’endroit s’apprête pour les accueillir.
Je crois que c’est ce qui l’a décidée à y retourner. Elle m’a dit: « tu peux rester à la maison, ça va aller». Franchement, je n’étais pas convaincu, elle n’en avait pas fini avec cette histoire. Patricia faisait moins de cauchemars qu’au début, mais ils la hantaient toujours. Il suffisait de regarder son travail.
Je n’y connais pas grand-chose en art. En fait, je crois bien que ça me dépasse, mais j’aime la contempler couper, raboter, poncer et transformer des bouts de trucs insignifiants en un objet précieux. Elle ne fait pas ce type d’installation prétentieuse et purement conceptuelle, pas plus qu’elle ne se commet dans le genre «pied de lampe» ou «tire bouchon de luxe», l’art n’est pas utilitaire, à ce qui parait… Non, Patricia travaille de petits morceaux de rien et leur donne une âme. Une belle âme, comme la sienne. Elle les dispose en sortes de patchworks qu’elle décline en d’infinies combinaisons de couleurs et de matières.
Non, vraiment je n’y connais rien en art, mais j’aime l’art de Patricia.
Pourtant, là, elle faisait des trucs carrément effrayants! Je n’y voyais qu’un magma infâme, un enchevêtrement insolite s’engluant dans d’épaisses et répugnantes coulures. Je ne sais comment elle parvenait à cet aspect organique, mais franchement, les machins qu’elle fabriquait dans son atelier étaient flippants!
Le jour où les flics sont passés à la maison, Patricia n’était pas là. Ils voulaient vérifier si nous n’avions rien à ajouter dans notre déposition… six mois plus tard ! On croit rêver! Selon eux, aucune disparition n’avait été signalée, et ils ne privilégiaient aucune piste.
Comme chaque année à cette période Patricia préparait une expo dans un endroit «branchouille» de la côte où elle présentait son travail avec d’autres artistes. Généralement, elle vendait très peu, suffisamment pour rassurer son talent. Mais cette fois, je doutais qu’une seule sculpture ne parte.
Et pourtant, à ma grande surprise elles ont eu un incroyable succès. Je n’en revenais pas! Un certain Ange Cipria, un collectionneur assez connu, parait-il, avait raflé le lot. Patricia était folle de bonheur et je partageais sa joie, tout en m’interrogeant sur les goûts de ce type. Décidément, l’art contemporain, ça m’échappe. Le plus beau de l’histoire était que Cipria venait de lui passer commande.
— Il veut son portait? J’ai désigné une sculpture composée de pièces de très vieux w.c.
— T’es con, m’a-t-elle répondu en riant, monsieur Cipria me laisse toute amplitude.
Je me suis contenté de lever les sourcils.
Le succès de cette exposition avait rendu un peu de sa joie de vivre à Pat. Nous recommencions à sortir, à marcher le long des plages, à fouiller de longues heures chez les ferrailleurs en quête de trésors auxquels Patricia donnerait une seconde vie. Cette sérénité retrouvée s’exprimait aussi dans son travail. Les formes de ses assemblages redevenaient douces, les matériaux conservaient leurs couleurs et leurs textures et formaient un ensemble agréable de matières distinctes.
Pourtant, un matin, j’ai trouvé Patricia complètement abattue dans son atelier.
— Je n’y arrive plus, m’a-t-elle dit en montrant ses sculptures.
— Tu devrais peut-être faire une pause, tu n’arrêtes pas de travailler ces derniers temps.
— Cipria me met la pression.
— Eh là! Tu me répètes toujours qu’on ne peut pas «Tayloriser» l’art. C’est un collectionneur, il devrait bien être de cet avis, non?
— Tu ne comprends pas, il ne s’agit pas du nombre de sculptures. Tu ne vois pas que mon travail s’est appauvri depuis ma dernière expo?
Impossible de la suivre sur ce terrain, je me suis contenté de hausser les épaules. Mais au fond de moi, je ne saisissais pas le problème. L’objet sous mes yeux me paraissait mille fois mieux que les abominations dont Cipria était friand. Pourquoi se laissait-elle influencer par ce type?
Les semaines se sont succédé ainsi, sans que nous nous croisions plus de quelques minutes par jour. Et puis il y a eu ce fait divers. Le corps sans vie d’un bébé avait été retrouvé dans une benne à ordure. Cette fois-ci, une jeune mère de 15 ans avait été rapidement suspectée, mais l’affaire n’était pas bouclée pour autant. Le souvenir douloureux de cet hiver a resurgi. Les cauchemars de Patricia sont revenus. Elle ne dormait pratiquement plus la nuit et, à bout de force, elle a finalement installé un matelas dans l’atelier où seule la frénésie du travail l’apaisait.
Les jours s’égrainaient et elle ne parvenait pas à retrouver le style que réclamait Cipria. Parfois en passant devant son local, je l’entendais discuter longuement par téléphone avec le bonhomme. J’attendais la fin de la conversation pour rentrer dans l’atelier où, invariablement, je la trouvais prostrée.
— Tu devrais laisser tomber Patricia. Ce mec n’y comprend rien.
— Et qu’est-ce que tu y comprends toi ? Hein? Tu ne vois pas que c’est une chance unique qui se présente.
— Je n’y comprends rien, c’est vrai. Moi, je vois simplement que tu n’es pas heureuse.
— C’est bon Chris, laisse tomber. Va plutôt boire un coup avec tes copains.
C’était la phrase en trop. Je l’ai fusillée du regard et je suis parti en claquant la porte. Et puisqu’elle m’y encourageait, ce soir-là, je suis sorti avec mes potes. En rentrant au petit matin, mon crâne semblait avoir perdu une taille et me compressait douloureusement le cerveau. Patricia s’activait encore dans son atelier, alors je me suis effondré sur notre lit, seul.
À mon réveil, l’horloge affichait quinze heures. La maison était silencieuse et en regardant par la fenêtre, j’ai vu qu’elle travaillait toujours. J’ai décidé d’appeler Cipria.
La sonnerie a retenti trois fois, un homme a décroché.
— Allo, Monsieur Cipria?
— Qui est à l’appareil?
— Je suis le mari de Patricia Vogler.
Long silence.
— Que puis-je pour vous, a fini par demander la voix?
— Je souhaiterais m’entretenir avec vous. C’est au sujet de ma femme.
Il y eut de nouveau un si long silence, que, cette fois, je craignais la coupure de réseaux
J’ai dit: «Allo?»
— Je vous entends, Monsieur Vogler. Demain à dix heures chez moi, cela vous convient-il?
J’ai acquiescé, il a raccroché.
La grille s’est ouverte et j’ai pu traverser la longue allée de gravier jusqu’à la demeure de Cipria. La maison de cet homme influent est à l’architecture ce que le film d’auteur est au cinéma; on ne comprend pas toujours très bien… Et si la charmante personne tatouée des pieds à la tête, dont je ne parvenais pas à déterminer le sexe, ne m’avait demandé de la suivre, je serais probablement encore en train de chercher la porte d’entrée. L’endroit abritait une faune de gens étranges et passablement défoncés qui zonaient au milieu de dizaines d’objets bizarres. C’était une sorte de squat underground chic.
Mon entretien avec Cipria n’a duré que quelques minutes. Je ne sais pas s’il était «stone», mais il criait sans cesse: « L’art c’est l’expression de la douleur, Monsieur Vogler! De la douleur!» Comme il n’écoutait rien de ce que je pouvais lui dire, au bout d’un moment je me suis mis à faire de l’art avec son nez. Aussitôt, une équipe extrêmement déterminée d’hermaphrodites bodybuildés m’a jeté «manu militari» hors de l’asile.
Cipria était hors de lui, il hurlait: «Je ne vous laisserai pas gâcher son talent, Monsieur Vogler! L’art c’est la douleur!»
Ce type est un malade, ça ne fait aucun doute. Lorsque je suis rentré, Patricia m’attendait, furieuse. L’autre empaffé s’était empressé de lui téléphoner.
— Putain! Mais tu te prends pour mon père?
— Attend, écoute…
— Arrête de te mêler de mon travail Chris! C’est pas tes affaires. Tu comprends?
Le ton s’est soudain adouci.
— S’il te plait, Chris, ne me gâche pas cette chance. Regarde comme je m’améliore.
Elle s’est écartée et j’ai vu sa dernière création. Je suis resté sans voix. C’était redevenu un de ces trucs ignobles qui plaisait tant à Cipria.
— C’est… spécial.
Elle a secoué la tête avec un vague sourire sur les lèvres.
—Écoute Chris, c’est plus la peine de t’inquiéter. Ça va aller maintenant.
Elle m’a embrassé et a rajouté:
— Je dois terminer.
Et puis, elle m’a fait son regard d’amoureuse avant de retourner à son horrible sculpture. Alors je suis rentré à la maison, seul, encore une fois.
Elle s’est enfoncée dans des créations de plus en plus sombres, à la grande joie de Cipria. Il lui rendait visite régulièrement. Patricia m’avait demandé de l’éviter, et parfois, je les observais depuis la fenêtre de la chambre. Le regard qu’il posait sur le travail de ma femme me mettait mal à l’aise.
J’ai commencé à m’interroger à son sujet lorsque le corps d’un troisième bébé horriblement mutilé a été découvert. Ce meurtre dépassait le cadre du simple fait divers. On était loin du geste glauque d’une mère désespérée. L’état déjà fragile de Patricia s’est encore dégradé et je ne saurais qualifier ses œuvres tant c’était innommable.
Ce nouveau-né sur la plage… il a réveillé un truc. Au début de notre mariage, on a essayé d’avoir un enfant, mais çà n’a pas marché. On n’a pas trop cherché d’où venait le problème. On s’est dit qu’on verrait plus tard et on a fait semblant d’oublier. Mais, là, dans ses sculptures, je percevais à présent une version horrifiante de la frustration maternelle de Pat. À chaque nouvelle découverte macabre, ses œuvres évoluaient vers le pire, et le répugnant mécène jubilait toujours un peu plus.
Ça devenait franchement malsain, il fallait que j’en parle avec elle, il fallait qu’elle m’écoute.
Il faisait sombre lorsque je suis rentré dans son atelier. L’interrupteur de l’entrée ne fonctionnait pas, j’ai alors sorti un Zippo d’une de mes poches, il a cliqueté deux fois et la flamme est apparue, auréolée de son habituelle odeur de pétrole. J’ai traversé la pièce à la faible lueur du briquet, frôlant les immondes gargouilles qui la peuplaient. Le temps était lourd, et c’est en nage que j’ai atteint le second commutateur. La lumière ne m’a pas vraiment rassuré, mais, au moins, je voyais où poser mes pieds. Bon sang, comment pouvait-elle vivre au milieu de ces… choses? J’étais en train de contempler ce musée des horreurs lorsque soudain une douleur vive m’a saisi. Le Zippo me brûlait les doigts. Je l’ai lâché par réflexe et sans attendre je me suis précipité pour éviter qu’il ne mette le feu autour de lui. C’est alors qu’en me baissant, mon regard s’est posé sur ce pli en papier kraft. Je ne saurais dire pourquoi, parmi le bric-à-brac qui encombrait la pièce cette enveloppe a attiré mon attention. Pourtant, j’ai avancé ma main.
—N’y touche pas Chris!
J’ai sursauté, Patricia venait de rentrer dans le local. Ses cheveux mouillés étaient collés de chaque cote de son visage, et ses yeux pâles, affreusement cernés de noir, me fixaient avec fureur. Debout face à moi, elle vacillait dans sa chemise de nuit trempée et sale.
— Patricia, tu dois te reposer.
— Arrête ton char Chris.
Elle était au bout du rouleau. Ces semaines de travail sans repos l’avaient épuisée. C’est seulement quand elle s’est approchée que j’ai remarqué le grand couteau blanc en céramique dans sa main droite. Elle l’a soudain brandi vers moi et m’a regardé avec une intensité que je ne lui connaissais pas. J’ai retenu ma respiration. Et brusquement, d’un geste rapide et précis, Patricia s’est tranché la gorge d’une jugulaire à l’autre.
L’hiver, des centaines de bois flottés jonchent la plage. Assis sur une souche blanchie par les vagues, polie par le sable, je contemple la mer. Le soleil réchauffe à peine la brise marine sur mon visage. Je me sens bien. J’ouvre une dernière fois l’enveloppe de Kraft.
Des clichés. Des études préliminaires de Patricia. Ma femme était très méticuleuse, une artiste unique. Elle me manque tellement… Elle disait que les matériaux pouvaient parler, qu’il suffisait de les écouter. Je regarde ces photos, je me demande ce qu’a bien pu lui raconter ce bébé aux membres arrachés, tordus, cloués sur une planche…
Mon Zippo a cliqueté deux fois et les flammes ont avalé cette monstruosité. Définitivement.
Fin
Épilogue
Cette année, le ministère de la Culture est très fier de remettre l’ordre des Arts et des Lettres à Monsieur Ange Cipria pour sa contribution exceptionnelle et son soutien indéfectible à l’art contemporain.