On croit toujours connaître… par Françoise Funfschilling

Publié le: Fév 03 2015 by Anita Coppet

Ce dimanche matin-là, l’amphithéâtre est comble. Eva trouve néanmoins une place à l’avant-dernier rang au côté d’une frêle silhouette souriante.

–          « Bonjour ! J’ai eu du mal à trouver ! » dit Eva en s’asseyant.

–          « Moi aussi, pourtant j’étais déjà venue ici ! »

–          « Quand vous étiez étudiante ? »

–          « Non, depuis ma retraite ! »

–          « Si j’avais pu imaginer que j’attendrai la retraite pour apprécier un cours en amphi ! » sourit Eva.

Le professeur teste le micro « 1…2…1… ». Sa voisine se penche vers elle et lui chuchote : « En fait, je m’appelle Annette ! », « Eva ! Enchantée. ». Le professeur débute son cours. Dès les premiers mots, Eva plonge dans le récit où mousquetaires, prêtres et courtisanes s’entremêlent. Ce n’est que lorsque la plupart des auditeurs ont quitté la salle qu’Eva retrouve son siècle et remarque le chapeau de pluie abandonné sur le siège à côté d’elle. Elle range précipitamment ses affaires et remonte la volée d’escalier aussi vite que possible (« Ce n’est plus de mon âge ! »).

La rue est déserte. Déçue, elle le glisse dans son sac, et regagne le métro. Le vent s’engouffre sous son foulard mal ajusté qu’elle renoue frileusement. Sur son chemin, elle remarque une personne assise sur un banc, apparemment indifférente à la fine pluie d’automne. Elle ose un regard curieux et reconnait sa voisine. Joyeuse, elle approche « J’ai retrou … ». Le regard posé sur elle ne semble pas la voir. Elle s’assied avec précaution. Elle lui glisse quelques mots et la soutenant par le bras, la guide jusqu’au café le plus proche.

Assise face à face, Eva l’observe lutter dans son monde, espérant que l’odeur du café l’aide à décanter ses pensées.

–         « Le … professeur …  vient de mon village. Je croyais … qu’il était mort. » Eva cherche une réponse, qui ne lui vient pas. La voix reprend, confuse, « Excusez-moi … merci beaucoup. Merci pour mon chapeau. »

–       « Oh … ce n’est rien … Voulez-vous que je vous raccompagne ? Personne ne m’attend. » Frappée par la justesse de ses paroles, l’élan de sympathie qui animait Eva se brise, la douleur la submerge.  Cette nuit encore, elle s’est réveillée en sursaut, avec l’image de son mari coincé entre le tronc de l’arbre et son siège, cette femme à ses côtés. L’accident a eu lieu il y a un an, à peine.

Sa voisine à moitié debout, suspend son geste, prétend lisser sa jupe droite, et se rassied.

–          « Si … je ne vous ennuie pas, je peux … vous expliquer un peu mieux ce qui m’est arrivée ce matin ? »

Eva relève les yeux et acquiesce de la tête, reconnaissante devant tant de délicatesse.

–          « C’est une vieille histoire … hum … Je suis Alsacienne… Comme tant d’autre, j’ai perdu mon fiancé et mon frère pendant la guerre. En tout cas, je n’ai jamais eu de leur nouvelles, ni pendant la guerre, ni après. A la fin de la guerre, je les ai cherchés, sans succès. Au village, personne n’est rentré … Voir le professeur, aujourd’hui, ça soulève toute ma vie. Et je ne suis plus toute jeune», conclut-elle dans un maigre sourire.

–          « Le Professeur vous a-t-il reconnu ? »

–          « Je ne crois pas. Je pense qu’il ne m’a pas vu, et j’ai eu trop peur de l’aborder… Je ne savais pas quoi dire. Je ne m’attendais pas à le voir.»

–          « Peut-être la semaine prochaine … »

–          « Je ne crois pas. Je pense que … je devrais lui écrire … »

–          « Vous ne viendrez plus au cours ? »

–          « Il serait préférable que je lise davantage sur la période. Je doute de réussir à me concentrer pendant le cours de Francis … »

–          « Si vous le souhaitez, nous pourrions échanger nos découvertes … »

Ainsi fût pris le rythme des cafés hebdomadaires, qui très vite oublièrent leur première raison d’être. Eva attendait avec impatience ses rendez-vous avec Annette, cette amie si enthousiaste, si curieuse, si pleine de tact aussi. L’amitié est une perle à tous les âges.

***

Noël est dans un mois. Chaque année Eva se rend chez sa belle-famille dans le Gers. Elle a perdu ses parents lorsqu’elle était jeune, et son frère a choisi d’aller vivre en Chine. Chaque année elle doit affronter l’indifférence de ses belles-sœurs et les remarques acides de sa Belle-mère. Seul son Beau-Père s’intéressait un peu à elle, jusqu’à ce qu’une crise cardiaque l’emporte, deux ans auparavant, lors d’un jogging dans le parc du château. La mort du frère chéri dans des circonstances secrètes pour personne, devait mettre fin à ce supplice annuel. Mais il y a cette lettre, courte, de sa Belle-Mère, parvenue lundi dernier, la priant de venir à Noël.

–           « Je ne peux pas y aller. »

–          « Mais tu seras triste seule ici, sans tes petits-enfants. Je serai moi-même dans ma famille en Alsace. Restes-y peu de temps. Tu ne pourras pas les fuir éternellement ! Autant que chacun ajuste son masque rapidement. Et tu n’es pas fautive dans cette triste histoire. »

–          « J’ai la chair de poule rien que d’y penser. »

–          « Je te comprends … En fait, es-tu libre jeudi prochain ? »

–          « Oui, pourquoi ? »

–          « J’ai fini par écrire à Francis… Il nous invite prendre le thé. »

–           « « Nous » ? »

–          « Euh … je lui ai dit que je serai probablement accompagnée », dit Annette, coupable.

–          « Mais je vais vous gêner Annette ! »

–          « Je savais que tu ne serais pas ravie … (d’une petite voix à peine audible) je ne voulais pas y aller seule … (relevant la tête vivement) Mais ne t’inquiète pas, ça ira ! »

***

Au premier coup de sonnette, le Professeur sort leur ouvrir. Eva est venue. Francis fixe Annette et des larmes jaillissent avant même qu’un mot ne soit prononcé. Il l’étreint longuement. Eva n’ose bouger. Quand enfin, il se dégage :

–          « Excusez-moi ! Bonjour ! … Je suis un hôte terrible. Entrez ! Entrez ! »

Pendant que Francis s’affaire dans la cuisine, Eva prend place dans le fauteuil à bascule près d’une des trois portes-fenêtres du salon. Les pâles couleurs du jardin lui rappellent celles du parc, l’automne dernier dans le Gers, lors de cette promenade avec Tom. « Eva, je dois aller à Londres après Noël. J’y ai une réunion pour le travail, et j’en profiterai … pour régler certaines affaires de Papa. » Elle s’était étonnée de savoir que son Beau-père avait des affaires autre part que dans le Gers. «Malheureusement, si ! ». Les questions financières ne l’intéressaient pas et elle avait changé de sujet. Ce dernier commentaire de Tom l’intriguait maintenant.

Le Professeur entre, les mains encombrées par un large plateau. Annette avait déjà fait un peu de place sur la table basse.

–          « Je suis désolé, je reçois peu, et n’ai que des tasses dépareillées. J’espère que … »

–          « Voyons, Francis ! C’est plus que parfait ! »

–           « Ah, Annele, cela fait si longtemps ! Je ne t’avais pas remarqué dans l’amphi. Je serai venu te voir ! En même temps, heureusement que je ne t’ai pas vu avant le cours ! … »

–          « Je t’avoue avoir été une élève très dissipée … »

Le Professeur  pose quelques questions polies à Eva, qui s’efforce d’être succincte. Annette prend la relève.

–           « As-tu appris, Francis, que le vieux manoir au village est en train d’être rasé ?

–          « Non ! Celui des Baumfeld ? »

–          « Oui. Ils veulent en faire la nouvelle salle-des-fêtes.

–          « Dommage ! Il n’y avait pas de meilleur endroit pour les parties de cache-cache, n’est-ce pas Annele ? »

–          « C’est vrai », admet Annette en souriant, « mais … depuis la guerre, ce n’était plus le même endroit… depuis qu’il avait servi de prison à tous ceux qui refusaient de s’engager dans l’armée. », conclut-elle tristement.

Elle laisse passer un silence, puis d’une petite voix, se lance :

« Je n’ai jamais revu Jean, ni mon frère Pierre. Je ne sais pas ce qui leur est arrivé. En fait, tu es le premier que je revois de tous ceux qui sont partis ce matin-là. Je ne veux pas te replonger dans ce que tu as vécu… »

–          « Si, si, tu dois savoir Annele. Et j’aurai dû avoir le courage de revenir au village bien avant ! Depuis ton courrier, j’y repense beaucoup. »

L’appréhension gagne le visage d’Annette.

Francis, assis sur un tabouret bas, tient sa tête entre les mains, les coudes sur ses genoux, et semble lire dans la trame du tapis :

«  Le camion qui nous a embarqués ce matin-là, nous a conduit à la gare. J’étais dans le même wagon que Pierre et Jean. Il y avait aussi Henri, qui a avait enfilé son uniforme de la HitlerJugend. Il était si fier de partir, lui. Le trajet a été pénible, mais rien par rapport au reste. A l’arrivée, certains étaient incorporés chez les SS, les autres dans l’armée régulière. Comme Pierre, Jean, Henri et moi portions des lunettes, on n’était pas éligible chez les SS, ce fût donc le front russe. Je crois qu’on a vécu ce qu’ont vécu nos pères et grands-pères avant nous.  C’était odieux. Henri a très vite déchanté. Et il a commencé à parler d’évasion. Avec sa manie des combines et des secrets, il semait la pagaille. Paul, celui de la grande ferme, qui souffrait peut-être plus que nous des privations, a fini par mordre aux hameçons d’Henri. Il était proche de ton frère. Jean a essayé de les convaincre tous les deux de se tenir à l’écart. Il leur a rappelé que pour les Américains, les Français, comme pour les Russes, on était des Allemands. On serait traité de la même façon. On avait plus de chance de s’en sortir en restant groupés. Ils n’ont pas voulu le croire. Ils ont tenté. Ils se sont fait prendre… Il y avait des indics’ parmi nous. Nos officiers n’avaient rien perdu de ce qui se tramait. Au rassemblement du lendemain, on était transi par la peur. Le Colonel nous a fait méditer sur les 123 habitants de Longeville-lès-Saint-Avold envoyés en camp, les familles entières des réfractaires. Ils ont énuméré tous nos villages. On devait être une centaine dans ce régiment, d’Alsace et de Moselle. Puis ils ont appelé Jean …

Il devait fusiller les déserteurs ou choisir de voir évacuer nos familles. Nos cent paires d’yeux lui imploraient de le faire. Je crois qu’il ne s’y est résolu qu’avec l’ultime espoir de garder la dernière balle pour lui. Ils ont dévié le fusil de sa tête au dernier instant. Fou, il s’est jeté sur le Colonel. Ils l’ont assommé et emmené. On ne l’a jamais revu. Je ne sais pas si il vit encore. »

Les larmes dévalent le long de ses joues, en cascade silencieuse. Il se lève et appuie sa tête contre la vitre. Sa main serre la poignée comme si elle voulait la briser.  Annette se lève. Toute recroquevillée, elle tente de le rejoindre à petit pas, mal assurés. Elle trébuche, mais Francis se retourne à temps pour la rattraper, et ils restent accrochés l’un à l’autre, dérivant dans leur douleur commune.

Eva s’engouffre dans sa tasse de thé, se fait toute petite.

Puis, Annette se détache de Francis et lui chuchote « Je vais y aller, mais je reviendrai te voir. Peut-être essayerons-nous d’en savoir plus sur Jean. » Eva se lève, récupère leurs manteaux, et pousse délicatement son amie vers la sortie. Le Professeur les suit du regard jusqu’à la porte, puis s’affaisse dans un fauteuil.

Dans le RER, Eva glisse ses écouteurs d’I phone dans les oreilles d’Annette. Concerto pour clavier 1052 de Bach, arrangement pour violon. On y perd tout, mais on reprend pied.

Elles se séparent à Châtelet, sans un mot, mais avec un long regard de gratitude. Celui forgé au gré des tempêtes traversées ensemble.

***

Le billet de train pour le Gers est sur la commode. Eva doit penser à le prendre tout à l’heure en partant. Elle est reconnaissante à son fils de prendre le même train qu’elle et d’affronter ensemble la belle-famille.

A peine arrivée, elle profite de la désorganisation pour se réfugier dans la chambre qui lui est attribuée, la chambre d’enfance de Tom. Les autres chambres sont toutes occupées et elle n’aurait pas supporté sa chambre habituelle. Mais se sentir plonger dans l’enfance de son mari la crispe, et elle ne peut qu’imaginer une combine odieuse de sa Belle-Mère. Elle avait adoré feuilleter au temps de ses fiançailles les albums photos qui sont encore au-dessus du bureau, les cahiers d’écolier recouverts de citations, la boîte … ah non, elle n’a pas eu le droit de toucher à la boîte bleue, celle des correspondances. Dans un esprit de rébellion, elle la prend. Elle s’assied sur le lit ; le sommier grince. Elle savoure l’idée de franchir un vieil interdit, et l’ouvre. Son sourire se fige sur une photo. La jeune femme doit avoir dans les seize-dix-huit ans … et sans l’ombre d’un doute, il s’agit de la passagère de Tom. Un poignard lui crève le cœur, une deuxième fois. Elle veut hurler, mais elle effraierait les enfants à côté. Les rires des enfants se déforment dans sa tête et se moquent d’elle. « Quelle gourde ! Depuis toutes ces années ! ». La boîte tombe. Une feuille au sol attire son attention. Elle connait cette écriture.

« Chère Eva,

Ne me croyez pas si insensible. Je me doute que vous penserez à cette boîte en étant dans cette chambre, en tout cas je l’espère. Quand Tom me manque atrocement, je viens ici. Un jour, je me suis souvenue de cette boîte. J’ai été curieuse, et j’ai compris en l’ouvrant, que j’étais involontairement liée au drame de sa mort. Cette jeune femme est la demi-sœur de Tom. Quand j’ai appris l’erreur de mon mari, je l’ai menacé de divorcer si il reconnaissait cette enfant. Je crois que Tom l’a rencontré il y a des années et a gardé ce secret entre son père et lui. Je ne sais même pas si mes filles sont au courant, et je n’ai pas le courage de faire front au scandale. J’en ai toujours eu horreur, ce qui m’a valu un triste mariage. Pardonnez-moi si vous le pouvez.

Hélène »

Le couvercle qui pèse sur sa poitrine vole en éclat ; elle lit et relit cette lettre ! Il ne l’a pas trompé ! Mais pourquoi ne lui a-t-il rien dit ? Ne pouvait-il pas lui faire confiance ?

***

La lettre dans les mains, Annette relève la tête :

–          « Alors, que comptes-tu faire ? »

–          « J’espérais que tu me le dirais ! » dit Eva en riant. « Je ne connais rien de la vie de la demi-sœur de Tom. A-t-elle une famille ? Que savent-ils de nous ? »

–          « Peut-être y a-t-il un beau veuf qui attend ton secours ? » remarqua malicieusement Annette

–          « Arrête ! »répondit Eva amusée, sans oser lui dire qu’elle s’était déjà moquée d’elle-même lorsque l’idée l’avait effleuré. « D’ailleurs … à propos de veuf … »

–          « Justement, j’ai également quelque chose à te dire… »

–          « Je t’écoute. »

–          « Francis a retrouvé Jean. »

–          « Pardon ? Comment a-t-il fait ? »

–          « Il a apparemment passé deux semaines à téléphoner à tous les Jean Maier des pages blanches françaises, allemandes, suisses et autrichiennes… Sa façon à lui de relever la tête, d’arrêter de fuir sa propre histoire, j’imagine. »

–          « Et ? »

–          « Il habite près de Munich. Francis ne s’est pas présenté. Il s’est fait passer pour une entreprise internet. Il a tout de suite reconnu sa voix, « sans hésitation » m’a-t-il dit. Il ne sait rien de plus. Si il a des enfants, si il est marié, … »

–          « Que comptes-tu faire ? »

–          « Et toi ? »

Elles rient.

–          « L’année semble prometteuse ! » dit Eva. « Alors …  Big Ben ou Munich en premier ? »

–          « Je crois que ce sont encore les soldes à Londres … »

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