Le portrait de Suzanne Valadon par Julien Vigneron

Publié le: Nov 23 2014 by Anita Coppet

Ce mardi matin d’octobre, comme à son habitude, Philippe faisait le ménage. Professeur d’histoire dans un grand lycée parisien, il avait deux matinées de libre. Il aimait bien cet emploi du temps routinier installé depuis quelques années. Il s’agenouilla avec son pantalon à pinces pour astiquer les meubles art déco, véritable ou imitation, qu’il avait réussi à accumuler chinant ici ou là quelques raretés. Son appartement parisien en bas de la rue Lamarck avait le charme du rétro, un peu désuet mais lumineux sentant la cire et le propre. Le ménage terminé, il remit son débardeur en laine sur sa chemise à carreaux et passa quelques instants devant la reproduction d’un autoportrait de Suzanne Valadon qu’il s’était offerte. La peintre, rousse aux yeux bleus sur le tableau, était le sujet de sa conférence du mois suivant. Il était membre de la société historique et archéologique de Montmartre depuis plusieurs années et participait assidûment à l’organisation des visites de ce quartier qu’il aimait. La société après avoir terminé le chantier de rénovation de l’atelier de l’artiste l’avait chargé d’évoquer sa vie et son époque.  Philippe appréciait cette période du XXè siècle où Montmartre avait connu son heure de gloire. Et là, c’était un peu le mois de Suzanne. S’asseyant à son bureau encombré de livres, les pieds bien au chaud dans ses chaussettes de travail en laine, il commença à rassembler des informations sur cette femme à la fois peintre et modèle qu’il admirait mais connaissait peu, découvrant ses œuvres, notant les faits intéressants. Il pensait déjà avec délice au thé qui viendrait à point nommé, quand il aurait besoin d’inspiration. Philippe aimait son confort et les rituels. Il s’immergea dans ses notes avec le plaisir de mettre en scène les anecdotes historiques qui étayeraient son discours.

Un étage au-dessus vivait Suzanne, une anglaise d’origine écossaise dont les parents, pour faire chic, avaient choisi d’orthographier son prénom à la française. Suzanne donc était simplement la voisine du cinquième qui avait suivi son français de mari à Paris et s’ennuyait. Ce matin là, elle sortit sur le palier, en peignoir de bain. La porte claqua derrière elle. Ne me demandez pas pourquoi elle était sortie, en peignoir, sur le palier, pourquoi la porte avait claqué d’un coup de vent d’automne. Parfois les choses arrivent sans raison, juste par l’enchaînement des événements et voilà qu’elle était coincée, ni chez elle, ni dehors, mais surtout très dévêtue dans l’escalier d’un immeuble du 18ème. Suzanne avait sonné à quelques autres portes, puis était descendu un étage, pieds nus, le peignoir serré d’une main, les cheveux roux encore humides relevés d’une couteuse pince en écaille. Arrivée au quatrième, elle sonna chez Philippe. Dérangé dans son travail, il maugréa mais ouvrit, surpris, amusé même, devant cette statue de marbre enroulée dans son peignoir blanc, cette voisine qu’il n’avait jamais rencontrée. Elle sourit, sans doute le meilleur moyen d’entrer en contact, prit la parole en premier de sa voix douce et avec son accent anglais. « Bonjour, je suis désolée, je suis votre voisine, je… ma porte s’est refermée. » Philippe, intrigué, la pria d’entrer « Ne restez pas comme ça sur le palier. » Suzanne soulagée entra, le remerciant à nouveau d’un sourire.Il la précéda dans le salon. Elle resta debout sur le tapis, dans la lumière du matin, se retourna et demanda «Est-ce que je peux appeler mon mari ? Il pourra venir avec les clés.» Philippe lui désigna le téléphone. Elle appela mais sans succès et laissa le numéro pour que le mari puisse rappeler. Suzanne très embêtée d’être coincée en peignoir chez son voisin se détendit un peu quand celui-ci lui proposa du thé et partit dans la cuisine pour les préparatifs. Elle s’assit à la table, la tête entre les mains et fit la moue. Ses cheveux roux séchaient doucement dans l’appartement lumineux de cet homme qu’elle ne connaissait pas. Au moins, elle n’était pas restée sur le palier pensa-t-elle. Philippe revint avec le thé, un Darjeeling grand cru qu’il aimait beaucoup. Il ne remarqua pas le soleil doux de l’automne qui passait par les portes fenêtres et faisait scintiller la pâleur de sa peau presque aussi blanche que son peignoir. Il n’avait même pas apprécié le corps potelé et attirant de sa voisine. Elle était pourtant jolie, et toute nue sous son peignoir. A vrai dire, il souhaitait surtout s’en débarrasser pour continuer ce qu’il avait prévu, la préparation de sa conférence. Il servit le thé. Elle releva la tête, son vêtement s’entrouvrit un instant sans qu’il jette un œil dans le décolleté. Elle enleva la grande pince en écaille qui tenait sa chevelure, la posa sur la table et s’ébouriffa les cheveux dans la lumière. Moment sensuel, que le lecteur appréciera contrairement à Philippe. Beaucoup plus à l’aise que lui, elle considéra l’intérieur du regard et dit :
— C’est vraiment charmant comme décoration.
— Merci…

Les compliments auraient pu déboucher sur une conversation agréable puisque tous deux étaient intéressés par la période Art-déco, mais le téléphone sonna la fin de leur échange. Le mari, énervé, rappelait Suzanne. Philippe lui tendit le combiné et s’éclipsa dans la cuisine pour leur laisser un peu d’intimité. Elle parla peu « chez un voisin » … « je ne sais pas, le vent sans doute. » quelques approbations suivirent, puis « Quoi ! Une heure ou deux ! » Elle raccrocha tandis que Philippe revenait avec une assiette de galettes bretonnes. Elle lui dit :

— Il ne peut pas venir avant une heure ou deux. En réunion ! Une réunion avec sa nouvelle associée oui !
— Vous pouvez rester ici en attendant, répondit Philippe imperturbable et stoïque. Elle acquiesça.

— Merci, j’avais un peu honte de sonner aux portes en peignoir et pieds nus.

Philippe mangea une galette et but sa tasse de thé. Il réfléchissait. Et dans un élan de courage lui dit :
— Vous savez, nous pourrions essayer d’ouvrir votre porte. On peut y arriver avec une radiographie, quand elle a juste claqué.
— Vous croyez que ça pourrait marcher ? dit-elle, ne comprenant pas où il voulait en venir.
— Nous devrions tester cette solution. Un voisin du troisième m’a raconté avoir réussi ce coup il y a quelques années. Je dois avoir ce qu’il faut quelque part.

Il se leva et alla fouiller dans un placard de sa chambre. Il trouva une vieille radio et l’apporta à Suzanne :
— Voilà, regardez, vous allez pouvoir admirer mon bassin. Amusée notre anglaise examina le cliché.
— Très joli bassin !
— Merci. Je crois bien qu’il y a un décalage de quelques millimètres.
— Ça ne se voit pas, répondit-elle poliment.
— Allons essayer d’ouvrir votre porte.

Cela faisait longtemps qu’une jeune femme n’avait pas franchi le seuil de son appartement et Philippe trouvait déjà le moyen de l’en faire partir. Quoi qu’il en soit, il mit ses chaussures, prit la radio tandis que Suzanne rajustait son peignoir. Elle laissa sa tasse à moitié pleine sur la table et le suivit. Ils montèrent un étage dans le silence des matins parisiens où tout le monde est parti travailler. Elle lui indiqua la porte rouge ponctuée d’une poignée en laiton. Philippe passa devant elle avec la confiance d’un cambrioleur qui connait son métier, même si c’était la première fois qu’il tentait ce tour. Il s’amusait. Suzanne serra son peignoir pour se donner une contenance et le regarda essayer d’insérer la grande feuille en plastique entre la porte et le chambranle. Pendant quelques minutes rien ne se passa que le bruit rigide du plastique qui se pliait. Philippe commençait à peiner et perdre sa belle assurance. Suzanne devint franchement sceptique. Puis elle lui dit doucement « Ça doit marcher dans les films, mais pas en vrai. » Philippe, ne laissait rien paraître et continuait à farfouiller la fente de la porte en croyant véritablement à son geste. L’atmosphère se tendit car les minutes passaient sans résultat. Suzanne avait envie d’abandonner et de retourner dans l’appartement accueillant de son voisin. Philippe, insistant, sentit la clenche de la porte avec sa radio, puis tel Arsène Lupin fit disparaître la feuille rigide de la radiographie d’un coup sec dans l’interstice en poussant sur la poignée ronde de la porte. La partie tourna en sa faveur et le battant s’ouvrit sans bruit. Suzanne poussa un cri et oubliant son français dit « magic ! » Philippe enivré par son succès répondit d’un air blasé un simple « Et voilà ! ». Elle était émerveillée comme une petite fille devant un nouveau jouet et reprit « C’est vraiment magique, vous m’avez sauvé. ». Philippe se recula pour la laisser passer. La porte naturellement commença à se refermer. Suzanne soulagée, sourit et se faufila dans l’ouverture mais la ceinture de son peignoir se prit dans la poignée. Le vêtement, lui, s’ ouvrit sous l’effort et Suzanne pour arrêter l’inéluctable, se retourna ce qui ne fit qu’amplifier le phénomène. Philippe entrevit quelques instants la pâle nudité, ses jambes blanches, le triangle cuivré de son sexe, son ventre rond, ses seins lourds aux aréoles claires, son visage rougissant. Elle referma prestement son peignoir, du mieux qu’elle put. Lui, un peu déconcerté, tourna la radio entre ses mains et dit avec le plus de naturel possible « vous voilà rentrée ». Suzanne tenait la porte et bafouilla un « merci ». Philippe, dans un mélange cotonneux de soulagement et de trouble, redescendit à son appartement.

La routine reprit son cours et la semaine de Philippe passa en compagnie des lycéens gentils mais un peu snob de son lycée du 17ème arrondissement. Les devoirs, les lectures, sa séance de natation du jeudi. Le calme et la solitude étaient revenus dans sa vie. Et pour la première fois, il réalisait que cette solitude il l’avait cultivée, repoussant toutes les possibilités de rencontrer quelqu’un. Il avait essayé un temps, ajoutant une déception à une autre, puis avait renoncé et s’était installé dans un cocon isolé. Il faut vous dire qu’il avait un modèle féminin précis voire exclusif, une fine brune aux cheveux longs et aux yeux verts, romantique, italienne de Rome ou de Florence à la rigueur. Mais il ne voulait surtout pas la rencontrer, préférant seulement l’idée de cette jeune femme idéale, qui, quelque part devait exister. De la lâcheté, me direz-vous, de la timidité sans doute. Chaque soir il consacrait soigneusement une heure ou deux à préparer sa conférence ainsi que la sortie mensuelle de découverte du quartier Montmartre. Le jour de la visite arriva.

Ce dimanche d’octobre, Philippe arpentait les rues du 18ème arrondissement qu’il connaissait par cœur, avec son groupe composé d’allemands sceptiques, d’américains souriants, de petites vieilles attentives et de deux jeunes françaises amoureuses. Il les avait emmenés dans les ruelles inconnues, dans les artères évidentes, racontant les anecdotes du quartier, les habitants prestigieux, les cafés, les artistes. Passant devant l’atelier de Suzanne Valadon, reconstitué depuis peu, à deux pas de la place du Tertre, il avait raconté l’histoire de cette femme originaire de Limoges et devenue célèbre à Paris. Il repensa pour la première fois depuis leur rencontre, à sa Suzanne. En évoquant l’autre, l’artiste, les yeux émerveillés de sa voisine lui étaient apparus. Il avait revu le gris-bleu de ses iris, clairs comme l’horizon de la mer du nord, ses cheveux flamboyants et sa peau blanche. Il avait bégayé quelques instants, ce qui ne lui arrivait jamais d’ordinaire je vous l’assure, puis reprit son calme. Aux alentours de midi, Il termina la visite en annonçant la conférence de la semaine suivante qui aurait lieu dans l’atelier.

Tout rentra dans l’ordre quand il revint à son appartement dans l’air vif. Après un repas léger et un café fort, il se mit à la correction des devoirs, une activité parfaite pour un après midi d’automne. Il pensa à ses élèves et en particulier aux filles qui, il le savait, le trouvait habillé bien trop classiquement. Il en avait surpris parfois, pouffant à la vue de ses débardeurs sur ses chemises ou de ses pantalons en velours. Il se sentait un peu en dehors du coup, mais il était comme ça, juste un professeur d’histoire, seul, mais heureux dans son appartement, un dimanche après-midi. Ses chaussettes d’intérieur l’attendaient pour s’attaquer aux premières copies et il s’installa. Mais après une quinzaine de lectures et la lassitude aidant, Suzanne, vous devinez laquelle, envahit son esprit, sa nudité voluptueuse occupa son paysage quand il regarda par les fenêtres pour se délasser. Il lutta, marcha de long en large, se rassit à son bureau, se releva. Le soir approchait lentement et Philippe, pour se détendre, se prépara un thé fumé, un vrai thé de fin d’après-midi. Il était perturbé par son manque de concentration. Ça n’était pas dans ses habitudes, et elle n’était pas son idéal féminin. Il suffisait simplement de passer à autre chose et les copies l’attendaient. Posant sa tasse sur la table du salon, il regarda l’autoportrait de Suzanne Valadon au mur. Au même moment, sa voisine sonna à la porte. Autant vous le dire cher lecteur, son mari parti à Londres pour la semaine, elle était à nouveau tranquille. Philippe ouvrit la porte, plissa les yeux, à peine déconcerté, presque amusé par les coïncidences. Dans les lueurs blafardes de ce dimanche, elle sourit, habillée d’un peignoir à imprimé fleuri, qu’elle avait acheté spécialement dans un grand magasin du boulevard Haussmann, bien plus séduisant que le précédent. Suzanne fixa Philippe de ses yeux gris-bleu semblables à ceux du tableau. Il lui dit « Vous avez laissé claquer votre porte, n’est-ce pas ? » Sous ses cheveux roux, elle répondit malicieusement « non, je crois que j’ai oublié ma pince. »

4 Comments to “Le portrait de Suzanne Valadon par Julien Vigneron”

  1. Hélène Dennebouy dit :

    Nouvelle délicieuse ! Des personnages riches ! J’ai beaucoup aimé.
    Tant les personnages que les lieux dans lesquels ils déambulent sont décrits de manière précise mais avec juste ce qu’il faut de détails, ni plus ni moins. Est-ce cela qui donne un ton si juste à cette nouvelle ?
    Joli travail !

    • Julien Vigneron dit :

      Merci pour ce commentaire. La relecture attentive et les conseils d’Anita ont contribué à ce résultat. Ce commentaire permet de la remercier.

  2. Claudine dit :

    Bonjour Julien ! je viens de lire ta nouvelle et je l’ai trouvée charmante, pleine de romantisme, de sensualité, de pudeur aussi…Belle ambiance…on s’y croirait !
    J’écris aussi dans un atelier d’écriture plus ludique que le tien sans doute mais c’est un bonheur à chaque fois de découvrir ce que l’on est capable de produire.
    Alors continue ! c’est super !
    Bisous

  3. Dominique dit :

    Comme un joli rayon de soleil par ce froid, une bien jolie nouvelle !
    Bravo à Julien et une douce pensée pour Anita.

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