Inutile de parler de la « musique » de Modiano. Il suffit de le lire et de tendre l’oreille. Peu importe le livre. On s’y plonge sans retenue, heureux de retrouver cette voix d’écriture qui ferait presque fermer les yeux.
L’Herbe des nuits
« Pourtant je n’ai pas rêvé. Je me surprends quelques fois à dire cette phrase dans la rue, comme si j’entendais la voix d’un autre. Une voix blanche. Des noms me reviennent à l’esprit, certains visages, certains détails. Plus personne avec qui en parler. Il doit bien se trouver deux ou trois témoins encore vivants. Mais ils ont sans doute tout oublié. Et puis, on finit par se demander s’il y a eu vraiment des témoins.
Non, je n’ai pas rêvé. La preuve, c’est qu’il me reste un carnet noir rempli de notes. Dans ce brouillard, j’ai besoin de mots précis et je consulte le dictionnaire. Note : Courte indication que l’on écrit pour se rappeler quelque chose. Sur les pages du carnet se succèdent des noms, des numéros de téléphone, des dates de rendez-vous, et aussi des textes courts qui ont peut-être quelque chose à voir avec la littérature. Mais dans quelle catégorie les classer ? journal intime ? fragments de mémoire ? Et aussi des centaines de petites annonces recopiées et qui figuraient dan les journaux. Chiens perdus. Appartements meublés. Demandes et offres d’emploi. Voyantes.
Parmi ces quantités de notes, certaines ont une résonance plus forte que les autres. Surtout quand rien ne trouble le silence. Plus aucune sonnerie de téléphone depuis longtemps. Et personne ne frappera à la porte. Ils doivent croire que je suis mort. Vous êtes seul, attentif, comme si vous vouliez capter des signaux de morse que vous lance, de très loin, un correspondant inconnu. Bien sûr, de nombreux signaux sont brouillés, et vous avez beau tendre l’oreille ils se perdent toujours. Mais quelques noms se détachent avec netteté dans le silence et sur la page blanche…»