Récit : « Récit d’une journée particulière », par Julia Marchand

Publié le: Sep 16 2014 by Anita Coppet

Le samedi 2 août, sur la place du village.
Pour raconter cette fameuse journée, l’occupant le plus perspicace du village laisse à disposition son registre. Mais avant de l’aborder, pour une meilleure compréhension du village et ses habitants, voici quelques précisions qui ont leurs importances.

C’est avec l’arrivée du printemps que la place d’Arzon devient un théâtre. Une comédie se monte avec les habitants. Etrangement, c’est l’endroit le mieux accessible, entièrement pavé, perché à la cime d’un éperon rocheux dominé par une collégiale romane, avec un tas de petites habitations autour, et un restaurant nouvellement ouvert pour le grand plaisir de tous. Quand l’air doux et paisible succède à un hiver pas toujours docile, des gens arrivent de partout de France mais aussi des Etats-Unis, d’Angleterre, de Norvège, d’Hollande pour passer des jours heureux dans leurs résidences secondaires. Alors les volets s’ouvrent, les pots de fleurs se posent deci-delà. Avec joie de se retrouver, les discussions fleurissent. Ca papote, ça cancane, ça ricane parfois ça critique, ça rit, et ça s’esclaffe. Il y fait bon vivre, personne ne s’ennuie. Mais il faut avouer que les gens sont tous très différents, à tel point qu’il est possible de les ranger par catégories.
(Ne voyez là aucune offense, aucun jugement méprisant, ou autres sentiments péjoratifs, ce qui suit est juste une façon simple et amusante de nommer ses semblables).

Tout d’abord, les Snobs sont les plus discrets. Ils ne parlent à personne, ne font que passer, toujours droits comme des piquets, sans jamais ouvrir la bouche pour saluer quiconque. Ensuite, il y a les Sérieux, ce sont de gentilles personnes mais très portées sur la politique, et l’économie. Ils écoutent continuellement la radio, dont les nouvelles ne sont jamais assez bonnes, ce qui les met toujours dans des états de contrariété insupportables. Puis, les Savants, sont du côté est et ouest du village; dans ce que les autres nomment les châteaux. Ce sont des passionnés, toujours serviables et polis, voyageurs joyeux enviés pour leurs vies qui semblent hors du commun. Les Sympas, aussi, ne sont pas souvent au village mais ils y ont grandi, mènent une existence sans chichi. Leurs maisons sont toutes petites, alors quand le temps est favorable ; ils sortent les tables et mangent à ciel ouvert et invitent quiconque passe sous leur nez. Les Sages, les anciens, ont usé toutes leurs chaussures dans les rues de la petite ville. Ils en sont aussi la mémoire, et se sont regroupés pour créer un musée. Il y a également, les Souriants, un père et son fils fraîchement arrivés et immédiatement acceptés, saluent tous les âmes de ce lieux sans exception avec des sourires adorables. Le seul ennui, c’est qu’ils ont un chien qui laisse parfois son affaire sur les pavés de la place ce qui rend folle de rage la Sorcière. Dans chaque village, dans chaque quartier, dans chaque immeuble il y en a une, une commère. Certains la nomment la Sans Gêne car elle se mêle de tout, et perd souvent l’occasion de se taire. Mais elle a le mérite de mettre l’ambiance sur la place, c’est souvent elle l’élément déclencheur. Pour finir, l’habitant le plus perspicace, celui qui fait le registre, il faut savoir qu’il vit sous le même toit que la Sorcière. Le plus surprenant chez lui est son ego exacerbé, il se prend pour une sorte de roi, il passe ses journées vautré de toute sa masse sur le rocher de la place. Il sait qu’il est d’une beauté à faire tourner des têtes et en joue exagérément. Il se pavane avec une nonchalance qui frise le ridicule. De ses yeux verts immenses, il épie le moindre mouvement, et de ses oreilles, qui sont de véritables paraboles espionnes, capte le moindre bruit. C’est un peu l’œil de Sauron, il voit tout, il sait tout, et il est partout. S’il faut se méfier de quelqu’un … C’est bien de lui ! Fort heureusement, il n’a pas la parole…

Voilà, les présentations sont faites avec les habitants du village il ne vous reste qu’à découvrir ce fameux samedi 2 août, à travers le registre de celui qui a tout vu.

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7 h 30 : Je prends mon poste sur l’éperon rocheux, au plus haut, comme toujours. Je peux déjà entendre la radio des Sérieux qui attise déjà leurs mauvaises humeurs.

La journée commence en beauté grâce à  l’élégance de ma chère colocataire, la Sorcière. Après avoir lorgné derrière ses carreaux, observant avec minutie si l’un des Souriants ramassait la petite affaire de son teckel. N’ayant rien vu, elle est sortie vérifier, mais le monsieur et son fidèle compagnon ont eu le temps de rentrer chez eux. Alors elle va se plaindre à Madame La Sage qui se trouve sur son balcon. Et c’est avec sa délicatesse habituelle qu’elle lui lance  » j’en ai marre, il arrête pas de chier partout « , suivi de quelques phrases toutes aussi poétiques.

Le calme retombe sur la place. Le son du transistor vibre de nouveau jusqu’à moi.

9 h 00: Les habitants s’activent pour rejoindre la ville d’à côté où se trouve un marché réputé pour sa bonne ambiance. Les voitures démarrent, font des manœuvres, attendent leurs tours pour filer par la rue unique. C’est un tohu-bohu infernal.

Les hirondelles sont là et font leurs ballets quotidiens. Ces innocentes petites créatures respirent le bonheur, riant aux éclats, s’amusant comme des enfants et valsant entre les arcades du château et de la collégiale. Cette course poursuite sympathique attire tous mes amis; les chats. Ils sont postés sur les rochers; les queues dessinent des volutes, les oreilles orientées vers les cieux, les pattes fléchies prêtes à bondir, mais ces matous trop bien nourris ne peuvent rivaliser avec ces êtres aussi rapides qu’agiles.

Le restaurant ouvre, la terrasse s’installe, et les parasols se déplient. Le lieu de rencontre et de discussion prend vie.

10 h 30 : Les premiers visiteurs arrivent. Il n’y a pas de doute ; l’appareil photo autour du cou, le sac à dos, les chaussures de marche… Ca ne trompe pas ! D’autant plus qu’ils ont le plan de la cité médiévale, ils sont passés à l’office de tourisme. Ils sont très beaux, ils brillent de mille feux, leur visage est perlé de sueur qui s’instille au soleil. Grâce à ce détail, je peux savoir par quelle rue ils sont montés jusqu’ici; la rue du Brugelet, la plus jolie mais en plein cagnard toute la journée.

C’est l’arrivée du marché. Les voitures regagnent leurs territoires, le charivari recommence. Les portières s’ouvrent, se claquent, les sacs de courses se font entendre, tout comme ceux qui les portent. L’ouverture des portes n’est pas sans bruit, le grincement des clefs résonne entre les murs.

Les fenêtres sont ouvertes, les odeurs des cuisines se répandent dans les petites rues laissant deviner la préparation d’un bon repas familiale. Mon appétit se réveille. De tous les côtés les saveurs me tiraillent, mes narines sont hypnotisées. Même sans les parfums, les bruits m’ensorcellent ; une viande qui grille, des légumes crépitant dans une poêle, une cuillère qui tourne dans un bol… Difficile de résister.

12 H 00: Le crissement des fourchettes s’additionne à ces somptueuses senteurs. La tentation est trop forte ! Je dois essayer de quémander un morceau par-ci par-là.
Ils ne me laissent pas goûter à leurs mets. Vils humains !

Le vent se lève. Le paysage devient jaune. Le temps change très vite. L’orage revient, comme tous les jours durant trois semaines. Je n’aime pas ça.

Les premières gouttes de pluie tombent. Tous ceux qui mangent dehors se bousculent pour finir le repas à l’intérieur. Le pavement devient glissant. Les succulentes odeurs disparaissent, désormais je sens seulement la pluie.
Voilà, une heure que le ciel nous inonde sans répit et personne ne semble s’en soucier, sauf moi !

13 h 30 : Les nuages sont violets comme des hématomes, ils engloutissent entièrement le village et ses environs, recrachant des pluies diluviennes, des éclairs s’abattent à brûle pourpoint avec leur inséparable claquement.
Telles des cascades, les rues adjacentes de la place dégoulinent, ruissellent. La vue est bouchée, les forêts se sont envolées. Plus rien n’est agréable. C’est peut-être dû au fait que je sois seul, je commence à m’inquiéter sérieusement.

14 h 10 : Enfin la pluie se calme. Désormais, elle tombe fine. C’est moins inquiétant.
L’avantage d’un orage qui arrive vite, part vite.
C’est tout de même incroyable ces nuages qui vomissent toute cette eau, et qui continuent leur chemin comme si rien ne s’était passé.

16 h 00 : Le ciel est déjà plus clair. Mais l’orage a mis le ruisseau en colère, habituellement, je ne l’entends pas de mon rocher.  Il gronde durement, il crie son mécontentement. Il est en pleine mutation, se transforme en rivière.

Désormais, la rivière se transforme en torrent avec une fureur inouïe. Si elle veut passer, elle passera. En montagne, il a dû pleuvoir encore davantage. Elle devient hystérique, ingérable. Elle force le passage.

La sirène des pompiers sonne. C’est grave. Je dois savoir…  De l’extrême bout du rocher, deux cents mètres en bas je l’aperçois , laide, gorgée de boue. Elle déborde de partout. Au village c’est une vraie fourmilière, les habitants grouillent, s’affolent, parlent fort. La nervosité règne. Mon sang se glace en voyant toute cette violence, j’ai le cœur serré, et du mal à respirer.

17 h 15 : La folle détruit tout sur son passage, les rues, les habitations sont prises d’assaut.

L’alarme des pompiers effraye encore un peu plus, ainsi que les agriculteurs et leurs engins, venus des collines d’en face, pour sauver ce qu’ils peuvent.

17 h 45 : La dévoreuse n’avance plus, elle stagne mais grogne toujours autant. Le village du haut semble vivre en pleine nuit, tout le monde est chez soit, il n’y a pas un son, pas un mouvement.

La sirène des pompiers sonne à nouveau, c’est l’annonce de la décrue. Je suis un peu soulagé, la démence de l’hystérique prend fin.

18 h 15 : Les Savants, les Sérieux, les Souriants, les Sympas sortent de leurs tanières, farfouillent dans leurs caves, et en ressortent des pelles, des râteaux, des raclettes. Même la Sorcière a sorti son balai. Tous partent pour aller donner mains fortes aux pauvres sinistrés.

Le village est un vrai champ de bataille. La boue s’est incrustée partout, les cailloux poussées par les violents courants ressemblent à des congères, et des branchages venus de je ne sais où ont formés des barrages. Le nettoyage de longue haleine commencera seulement demain, l’eau s’écoule très lentement.

19 h 30 : Les occupants de la place reviennent chez eux, refroidis, tristes, sachant que leur aide n’était pas d’un grand secours, ils ont fait ce qu’ils ont pu. Ils donnent des nouvelles aux Anciens qui n’ont pu descendre, les discussions reprennent, les arguments fusent.

Voilà, la Sorcière, son balai posé sur l’épaule, dit à l’un des Souriants  » ce matin, j’ai vu ! T’as pas ramassé sa merde !  » .

Puis, c’est les Snobs qui traversent la place, tout le monde leur dit « bonsoir ! » avec beaucoup d’amusement sachant pertinemment qu’ils n’auront aucune réponse, il faut bien qu’ils se divertissent un peu après toute cette angoisse.
Ah ! La guide de la collégiale, je l’avais oublié ! Elle doit rentrer chez elle, mais la route est bouchée, il va falloir qu’elle passe par les petites routes à travers les montagnes, les forêts… Sa journée est loin d’être finie !

20 h 00: Je dois rentrer moi aussi, sinon ma maitresse va hurler. Elle se fait assez remarquer comme ça, ce n’est pas pour rien qu’ils la surnomment la Sorcière.

 

 

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