Tous les matins à 8h30, Paul Manne emprunte la ligne de bus No 8 pour se rendre à son bureau du Pôle emploi situé au 16 rue colonel Nicol de la sous préfecture de Cambrai. Depuis dix ans, Paul n’a guère dérogé à cette routine. Il aime les transports en commun. A bord du bus, il peut se laisser aller, regarder le paysage, ou tout simplement observer les passagers qui embarquent, leur inventant une histoire différente chaque matin à partir de l’expression de leur visage.
Aujourd’hui, Paul est ailleurs. Il salue le conducteur et s’installe sur le siège à côté de la vitre.
Durant les vingt minutes de trajet, son regard se perd dans les rues qui défilent derrière les vitres tandis que son esprit voyage au delà de la ville.
Paul a foi en la nature humaine. Pour ce jeune veuf, chacun de nous a une contribution unique à apporter au monde. Une mission pour laquelle nous sommes nés mais que nos parents, le système de croyances établi par la société a muselé. Il était né avec cet idéal et s’était naturellement orienté vers les ressources humaines. Paul Manne n’est pas un simple employé de l’administration. C’est un missionnaire, un aiguilleur de talents et d’âmes.
Arrivé à l’agence, il s’installe et le train train reprend son cours. Assis à son bureau, il entreprend de trier les dossiers en attente par ordre chronologique décroissant ; les fins de droits sur la pile de droite, les demandes d’inscriptions sur la pile de gauche qui enfle de jour en jour comme un soufflet. Cette tâche s’entrecoupe de petites périodes d’inattentions qui se font de plus en plus fréquentes ces derniers temps, et durant lesquelles Paul fixe le calendrier épinglé sur le mur et ses photographies de la ville ; l’hôtel Saint-Pol et son portail en arc brisé souligné de fines voussures, les cerisiers en fleur des jardins publics de la ville au mois d’avril… Il se dit qu’il prendrait bien quelques jours pour aller se balader dans sa région si riche en histoire, en patrimoine et en terroirs.
Au même moment, au 8 de la rue des Arantèles, Edouard Husher, chômeur longue durée entreprend son rituel quotidien : la traque à l’emploi sur Internet. Depuis plus de dix mois l’informaticien est en recherche active. Il s’est inscrit sur tous les sites spécialisés, multiplie les tentatives, mais sans résultat. Son prochain rendez vous au pôle emploi est pour la semaine prochaine. Il devra une énième fois justifier ses efforts, montrer les lettres de convocations et celles de refus. Mais ses droits arrivent à terme et à l’approche de la quarantaine, Edouard n’a guère d’espoir.
Alors qu’il pianote sur son ordinateur, il se laisse distraire par les gros titres en page d’accueil de Yahoo et entame sa dérive sur le net. Après tout, le temps est le seul luxe qu’il lui reste. « Une heure de plus ou de moins de perdue ne changeront pas grand chose à ma journée. » Sa souris (petite inconsciente) glisse sur les blogs et sites de fabrication de meubles en bois qu’Edouard affectionne tout particulièrement. « Si seulement je pouvais me reconvertir… encore faut-il avoir les moyens de se payer une formation » songe-t-il. Il clique sur le navigateur et de multiples fenêtres s’ouvrent sur ses rêves. La réalité peut attendre encore un peu. Il consultera ses comptes professionnels plus tard.
Au 16 de la rue du colonel Nicol, l’heure de la pause est arrivée. D’habitude, Paul apprécie ce moment de rencontre avec ses collègues. Seule Clémence Rigoureux, indéboulonnable de son poste depuis vingt six ans vient régulièrement rompre l’harmonie de cet instant avec ses commentaires tranchés sur « tous ces fainéants qui ne pense qu’à toucher les allocations et qui croient que le travail va leur tomber tout cuit dans les mains ». Il s’avance près de la machine à café dans l’espace détente. « L’espace détente ». Aujourd’hui, il se prend à rêver à cette pièce comme d’une bulle spatio-temporelle à l’abri de toutes les interférences du monde extérieur mais son voeu avorte alors que la voix de la miss météo de radio Festival annonce pluie et risque de grêlons sur toute la région. Paul se dirige vers le distributeur de boissons. Comme tous les jours, il va sélectionner le programme mochaccino de la machine. Le gobelet plastique tombe sous le robinet et alors qu’il regarde machinalement les liquides qui se succèdent dans la tasse, le café, le chocolat et le lait sans sucre ajouté, à la radio, une journaliste annonce « Plus de 160 millions d’euros. C’est la coquette somme qu’un habitant de Cambrai a empoché la semaine dernière, raflant la cagnotte de l’Euromillion. Mais rien n’a filtré sur l’heureux élu qui souhaitons-le en fera bon usage, sans faire de bêtises…International, La police portugaise a saisi 237 kg de cocaïne dissimulés dans des caisses de bananes de Colombie qui ont fini par erreur dans les rayons de plusieurs supermarchés du pays…». Alors que ses collègues commentent l’information du jour, prétextant des dossiers en retard, Paul décide d’écourter sa pause et retourne à son poste.
A l’autre bout de la ville, Edouard se décide enfin à entrer dans « l’espace candidat » du site pôle emploi. Le système affiche une offre qui correspond à son profil. Il clique dessus, plus par acquis de conscience que par conviction.
La page jevousveux.com, s’ouvre avec son offre d’emploi. Edouard sélectionne sa lettre de motivation pré-formatée, lui apporte les quelques modifications adaptées au descriptif de poste du site de chasseurs de têtes et la joint en réponse à la demande avec son CV. Quelques secondes à peine s’écoulent entre le moment où il presse la touche « envoi », et celui où le signal sonore de sa messagerie électronique bipe. L’expéditeur est inconnu mavraievie@hotmail.fr et le courriel pour le moins inhabituel. « Bravo, vous venez de sélectionner l’offre d’emploi Ref. RI260314/CT pour le poste d’ingénieur en informatique. Augmentez vos chances de sélection, abonnez vous et redémarrer votre activité professionnelle en vous rendant ici >> ». Après un moment de réflexion et de vérification, après tout il est bien placé pour se méfier des spams et autres virus, Edouard clique sur le lien. C’est le moment que l’ordinateur choisit pour se figer et une petite roue se met à mouliner indéfiniment sur l’écran. Piqué au vif par la curiosité et la colère, Edouard peste « espèce de vieille bécane ! évidemment ça n’arrive qu’à moi. Je dois être maudit. Pour une fois que j’ai peut être l’occasion de faire quelque chose de sympa. C’est ma chance tiens ! » rage-t-il en maintenant le bouton de démarrage enfoncé.
Au pôle emploi de la rue Nicol, le temps s’étire à la satisfaction de Paul. Sous le regard d’incompréhension de ses collègues qui dans les starting blocks rangent leurs affaires cinq minutes avant l’heure de sortie, il choisit, pour la sixième fois consécutive cette semaine, de prolonger sa journée pour rattraper le retard sur les dossiers de fin de droit.
Rue des Arantèles, Edouard a rallumé son ordinateur. Il est maintenant impatient de voir ce qui se cache derrière ce mystérieux email. Il ouvre rapidement son dernier message et suit le lien. A sa grande surprise, il arrive sur une page privée Facebook du même nom que la messagerie et décide de s’abonner. De plus en plus intrigué l’informaticien se demande s’il ne se pas fait avoir par une méthode de pêche aux informations personnelles ou si on veut lui vendre quelque chose. « Bah, après tout je n’ai pas grand chose à perdre, j’ai un compte facebook que je n’utilise jamais ». A sa grande surprise, il ne faut pas plus de cinq minutes avant que sa demande d’accès ne soit approuvée et il se connecte sur la page où il lit :
Résoudre l’énigme
ôtez moi une lettre
ôtez m’en deux,
ôtez les moi toutes, je reste toujours le même !
Qui suis-je ?
Envoyez votre réponse par messagerie privée.
Une énigme. Quand il était petit il adorait ce genre de devinettes. Surtout les épreuves de logique. Excité à la perspective d’un bon moment à passer, Edouard entreprend de faire fonctionner ses méninges.
19h30. En sortant du pôle emploi, Paul est satisfait. Alors qu’il saute dans le dernier bus, il repense à sa journée, et pour la première fois depuis dix ans, il éprouve un sentiment de devoir accompli, une satisfaction, la sensation d’avoir donné un sens à sa vie en offrant la possibilité à l’un de ses candidats de recommencer à zéro. Il a étudié et sélectionné une bonne dizaine de dossiers de fins de droits dont il compte s’occuper en priorité au cours de cette première semaine d’automne. « La liste est prête. Le système que j’ai mis en place semble fonctionner. Demain je les contacterai tous par email et je remettrai les lettres de convocations à la réception pour qu’on les donne à la poste.»
« C’est le Facteur ! J’ai trouvé ! C’est le facteur ! ôtez moi une lettre, ôtez m’en deux ôtez les moi toutes, je reste toujours le même, c’est le facteur. » Fiévreux, Edouard ouvre la messagerie privée de la page Facebook « mavraievie » et tape le mot Facteur qu’il expédie aussitôt.
Le retour ne se fait pas attendre. « Le type qui a mis au point le système est ingénieux, il mérite plus que moi le poste d’ingénieur en informatique ». Edouard ouvre le message et lit : « Bravo, le facteur a déposé une enveloppe qui vous attends à Saint Sépulcre ? à Séranvillers ? ou à l’extérieur des Remparts ? Elle restera à disposition pendant 72 heures. Si vous la trouvez, le contenu vous appartient. Nous apprécierions que vous nous renvoyiez un message avec une photo de vous et de l’enveloppe. A vous de jouer. »
Ce matin, comme tous les matins, Paul emprunte la ligne de bus No 8 pour se rendre à son bureau du Pôle emploi. Durant les vingt minutes de trajet, son regard se perd dans les rues qui défilent derrière les vitres et un sourire vague se dessine sur ses lèvres.
A l’heure de la pause, Paul se dirige vers le distributeur de boissons. Comme tous les jours, il sélectionne le programme mochaccino de la machine. A la radio, les nouvelles locales parlent d’un chômeur en fin de de droit qui raconte avoir récupéré la somme de 10,000 euros grâce à une chasse au trésors. « Après une enquête préliminaire de nos journalistes, il semblerait qu’un mystérieux bienfaiteur soit à l’origine de cet événement. Il, ou elle, distribuerait de l’argent par le biais d’un jeu de piste qui cible les chômeurs de la ville de Cambrai. L’heureux élu, informaticien sans emploi qui a désiré garder l’anonymat, a déclaré que grâce à cet argent, il allait se reconvertir dans l’ébénisterie. Un métier qu’il a toujours eu envie d’apprendre mais qu’il n’a jamais osé entreprendre jusqu’à ce jour où, a-t-il ajouté, il allait enfin oser vivre sa vraie vie».