On dit que tous les enfants ont des amis imaginaires. Enfin, six enfants sur dix selon les statistiques. Vous savez, le moine shaolin qui était censé protéger votre cousin dans la cour de récréation, la jumelle invisible de votre copine Emma à la maternelle, ou Hobbes la peluche de Calvin qui se transformait en vrai tigre quand ils étaient seuls. Cette fantaisie est couramment admise chez les enfants, mais croyez-moi, évitez d’en parler si cela persiste à l’âge adulte, vous prendriez des risques inconsidérés.
Fille unique, mon lit était couvert d’une multitude de peluches avec lesquelles je dormais chacune à leur tour pour ne pas faire de jalouses, et des poissons rouges interchangeables furent la seule compagnie animale tolérée par mes parents.
Fréquentant un monde quasiment uniquement composé d’adultes, je lisais tout ce qui me tombait sous la main avec frénésie, de la composition des corn flakes au rapport d’activités de la banque de mon père, en passant par toute la bibliothèque familiale. C’est sans doutes à cela que je devais mon seul talent remarquable : j’étais littéralement imbattable au Trivial Pursuit, ce jeu de questions basé sur la culture générale que vous ne connaissez sans doute pas si vous êtes de la génération console vidéo.
Les réponses à toutes les questions, même les plus ardues pour une gamine de onze ans, apparaissaient dans ma tête comme par magie. Comme je ne jouais qu’avec mes parents et leurs amis, ça avait provoqué certaines situations pénibles. Surtout la première fois, lorsqu’un célèbre économiste accusa mon père de m’avoir fait apprendre toutes les réponses par coeur ! Outre la honte d’avoir été accusée de tricherie ainsi par un adulte respecté, j’avais été un peu effrayée. Étais-je une sorte de monstre ? Comment pouvais je savoir toutes ces réponses sans jamais avoir rien lu sur le sujet ? Ma mère devina très vite mon angoisse et trouva les mots qu’il fallait. J’avais toujours été une petite fille précoce et intelligente, ni elle ni mon père n’avait jamais utilisé de langage « bébé » pour me parler, j’avais su lire quasiment toute seule et très vite. Certains adultes détestaient être pris en défaut en public, surtout par des enfants, j’en avais fait l’amère expérience et ça recommencerait sans doute, brillante comme j’étais. Et elle avait ajouté qu’elle était très fière de moi.
Rassurée, je repris ma petite vie de gamine solitaire. A la rentrée scolaire mon père fit tester mon quotient intellectuel. Les questions n’avaient rien à voir avec le Trivial Pursuit, ni les exercices avec ceux de ma classe de sixième. Aucune réponse n’apparut magiquement dans ma tête. Je m’en tirais, mais sans honneur. J’étais normale, et bien qu’il n’en dise rien, je sentis que mon père était déçu.
Je fis des études banales, et voulu être avocate. Tous ces articles, ces textes de lois si divers qui arrivaient si bien à cadrer la vie des gens me rassuraient. Je les avalais par chapitres entiers, sans aucun effort, ni indigestion. J’étais faite pour ça. Et étonnamment, ce fût lors des premiers exercices de plaidoiries que la jeune fille réservée que j’étais se transforma en véritable passionaria. J’aurais pu devenir une juriste avec une mémoire hors norme, je devins une sacrée bonne avocate. Mon père, grâce à qui j’avais pu faire mes stages dans les meilleurs cabinets, fût enfin fier de moi.
Le procès Abdel K., auquel vous n’avez pas pu échapper à la télévision, avec sa minuscule avocate pugnace, c’était moi. Si vous êtes observateur, vous m’aurez reconnue dans le troupeau d’avocats lors du fameux procès des agriculteurs contre les empoisonneurs. Ou repéré mon nom dans les signataires de la pétition pour la Procréation Médicalement Assistée pour les couples gays. Belle initiative désintéressée chez une femme qui son travail mis à part, n’avait aucune vie sociale ou amoureuse. Il m’arrivait de travailler près de quatre-vingt heures par semaine, je n’avais nulle place pour un petit ami, encore moins pour des amis tout court. Des hommes avaient bien traversé ma vie, mais ils ne s’y étaient attardés que le minimum syndical, et je ne les avais pas retenus.
Jusqu’à ce jour, je venais d’avoir trente ans, en plein procès, où j’ai aperçu une fillette dans le public autorisé à assister à l’audience. C’était suffisamment rare pour que ça excite ma curiosité. Toute menue, elle ne paraissait pas âgée de plus de dix ans. On ne voyait que ses grands yeux sombres un peu écarquillés dans son petit visage triangulaire. Nos regards se croisèrent et elle me fit un petit coucou timide de la main, comme si elle me connaissait. Ce simple geste me donna la chair de poule, paralysée, je parvins à peine à lui sourire. Cette gamine faisait-elle partie des proches de la victime ? avait-elle reconnu en moi une alliée ? En général, les enfants se tenaient plutôt à l’écart de moi, et c’était réciproque. Perplexe, je me retournais et attendis que le juge fasse son entrée. Pendant tout le reste de l’audience, je sentis le regard de la petite fille sur moi et ça me déstabilisa sans que je puisse en expliquer les raisons.
Elle fût là le deuxième jour, puis le troisième. J’avais de plus en plus de mal à me concentrer, comme si elle n’était là que pour moi … Je la trouvais un peu jeune pour être une fan d’avocat, et lorsque j’en parlais avec mon client (je ne voulais pas la montrer du doigt dans l’assistance) il ne me fût pas d’une grande aide. Je décidais d’aller la voir après l’audience. Ce qui était le plus étrange, c’est qu’elle avait l’air de n’être accompagnée par personne. Elle était toujours assise en bout de banc, au dernier rang. Je me demandais d’ailleurs comment j’avais pu la remarquer puisqu’elle disparaissait derrière les autres « spectateurs ». Peut-être était-elle la fille d’un des employés du tribunal et qu’elle se faufilait dans les salles ? Le juge avait à peine annoncé le report au lundi suivant que je me précipitai vers la sortie. Nulle trace de l’enfant dans le couloir. Je la cherchais du regard dans la foule, demandais à un huissier, puis au personnel de sécurité. Personne n’avait vu la petite fille. Dépitée, j’allais me rafraichir dans les toilettes réservées au personnel. J’étais en train de sécher mon visage aux joues brulantes lorsque j’entendis une petite voix derrière moi.
– « Quand tu étais petite, tu voulais vraiment faire avocate ? »
Je fis volte face, la petite fille était là. Elle portait une robe blanche un peu démodée et plutôt légère pour l’hiver. Ses cheveux bruns étaient soigneusement divisés en deux belles tresses qui lui donnaient un air sérieux.
– « Absolument, oui. » répondis-je désorientée « pourquoi, toi aussi, tu veux devenir avocate ? »
Elle sourit avec un imperceptible haussement d’épaule, il lui manquait la canine supérieure droite.
– « tu es sûre ? Tu voulais pas faire un autre métier ? »
Fébrilement, je cherchais dans ma mémoire une réponse à sa question. La situation était tellement surréaliste, je ne savais pas qui était cette gamine dont l’étrange présence avait fini par m’oppresser toute la semaine et j’étais là, dans les toilettes à répondre à ses questions enfantines.
– « Non, j’ai toujours voulu être avocate. » l’hésitation dans ma voix était palpable et cela m’agaça.
Moqueuse, elle secoua la tête.
– « Menteuse ! Tu voulais faire trapéziste ! »
La lourde porte battante s’ouvrit sur la greffière et lorsque je me retournais, la petite fille avait disparu.
A la limite de la panique, je récupérai toutes mes affaires et jailli quasiment du tribunal. J’étais en train de devenir dingue ! C’est la bouche sèche et les oreilles légèrement bourdonnantes que je pris le volant. « Trapéziste, n’importe quoi !» grommelais-je en mettant le contact « et pourquoi pas dresseuse de poneys, tant qu’on y est ? »
– « Ah non, dresseuse de poneys, c’était moi ! » me corrigea avec sérieux la petite voix.
Horrifiée, je pilais : la petite fille était assise sur le siège passager à mes côtés.
– « Toi, tu voulais faire trapéziste pour de faux, et cuisinière-pâtissière pour de vrai. » me corrigea-t-elle avec patience.
Je la regardais, pétrie d’effroi, comme si elle était directement sortie d’une des scènes du film l’Exorciste.
– « Tu vas être gentille et descendre tout de suite de ma voiture » bredouillais-je les mâchoires crispées.
– « Pffffffff … en devenant grande, t’es pas devenue marrante Colomba ! »
Colomba ! Elle m’avait appelée Colomba ! La version romanesque de ce prénom désuet que mes parents avaient tenu à me donner : Colombe.
J’appuyais mon front sur le volant, en me retenant de grincer des dents. Comment pouvait-elle connaître ce détail de mon enfance ? Seule moi et … un prénom depuis longtemps oublié clignota dans ma mémoire, d’abord faiblement, puis avec plus d’intensité « Zoélily ». Zoélily, quel drôle de prénom … mais oui, c’était bien ça : Zoélily, était ma meilleure amie avant que je rentre à la grande école, on avait appris à lire ensemble dans les livres du grenier des grands-parents …
Mon corps se détendit imperceptiblement et je parvins même à sourire. J’essayais de me souvenir du visage de ma petite copine, mais le seul qui apparaissait dans mon esprit était celui de l’étrange fillette. Je me concentrai très fort, en me répétant le prénom de mon amie d’enfance « Zoélily, Zoélily … »
– « Il faudrait savoir hein ? Tu veux que je parte ou que je reste ? » demanda la petite voix visiblement agacée.
Je sursautais une fois de plus, effarée
– « Zoélily ? » chevrotais-je
La petite fille me sourit et je vis ses petites mains aux ongles rongés lisser le tissu immaculé de sa jupe.
Dans un éclair me revint le visage sérieux de ma mère, la veille de ma rentrée en classe de CP, puis ses paroles :
– « Tu deviens grande ma chérie, tu vas avoir six ans, je pense qu’il est temps de laisser Zoélily dans le grenier de mamie et papi. Les autres enfants ne comprendront jamais cette histoire d’amie invisible, ils vont se moquer de toi parce qu’ils seront jaloux … »
Le souffle me manqua, mon cœur battait jusque dans ma tête : ça y est, ça devait arriver, je faisais le burn-out qu’on me prédisait depuis des années, j’étais devenue folle ! A tâtons je parvins à ouvrir la portière et à m’extirper de la voiture, je titubais en essayant de reprendre mon souffle, mais ma vision s’obscurcit, l’air vrombit à mes oreilles tandis que je m’effondrais sur le sol.
Plus tard, à l’hôpital, alors que j’avais l’impression d’évoluer au ralenti dans un monde cotonneux, des spécialistes en blouses blanches se succédèrent dans ma chambre, et je ne saisissais que quelques bribes de phrases, des mots « décompensation » « burn out » « dépersonnalisation » « schizophrénie ». Mes parents étaient effondrés et mes tentatives pour parler de Zoélily n’arrangèrent guère les choses.
Résignée, comme anesthésiée, j’atterrissais dans un autre hôpital, plus fermé, réservé à d’autres malades, comme moi. Le coton se transforma en épais brouillard, un peu gluant. Quand les visites me furent enfin autorisées, je n’avais envie de voir personne, personne de mon ancienne vie, mes parents mis à part. Mais même eux ne comprenaient pas ce qui m’arrivait : pourquoi Zoélily, mon amie invisible était-elle revenue, vingt-cinq ans plus tard, fracassant une vie apparemment si réussie ?
Au fur et à mesure que je prenais docilement mon traitement, les brumes se dissipaient. Mon psychiatre attitré prit le temps de m’expliquer comment allait se dérouler ma vie maintenant, loin de mon bureau, des tribunaux. Étrangement, je ne ressentis aucune tristesse à abandonner mon métier d’avocate. J’avais juste envie de sortir, de marcher dans la forêt, de respirer l’odeur de la terre, de manger de la vraie nourriture, de lire des romans, des choses simples que je n’avais jamais pris le temps de faire …
C’est avec une sérénité nouvelle que je franchis enfin les portes de la clinique psychiatrique. Avec le soutien de mes parents, j’ai ouvert une librairie-salon de thé dans une petite ville du sud-ouest, tout près du grenier de mon enfance. Là, je pouvais combiner ma vieille passion de la lecture, avec ma nouvelle, pour la cuisine et la pâtisserie. L’établissement fonctionna très vite grâce à mes recettes, le bouche à oreille et une formule originale : une fois par semaine, le dimanche, je combinais un brunch autour d’un livre ou d’un auteur qui m’avait plu. Ainsi, par exemple, on pouvait déguster de la cuisine sud-américaine avec les livres de Gabriel Garcia Marquez, de la californienne avec Jim Harrison, faire un high tea time avec PD James, ou déguster un Smörgåsbord avec Jan Guillou … Seulement, en cuisine j’officiais en compagnie de mes nouveaux amis, invisibles aux autres : Marlenie la mamacita péruvienne, Kim la prof de yoga californienne, Nigel au flegme tout british ou Sven le pécheur suédois. Ils étaient venus me rendre visite à la clinique chacun leur tour, parmi d’autres, souvent précédés par Zoélily, ils m’avaient appris à ne plus avoir peur et à suivre mes rêves.
Et par chance, aucun traitement ne pouvait les faire disparaître.
Alors, si en attendant votre dessert, vous m’apercevez par la porte entrebâillée en train de soliloquer dans la cuisine, n’ayez pas peur, je suis enfin devenue moi-même : la plus heureuse des femmes.