Le ciel est lourd de nuages gris et noirs. Une légère brise provenant de l’ouest rafraichit les arbres qui expriment leur gratitude en agitant leurs branches. Un puissant parfum, mélange de cèdres, de chênes, de sapin et de fougères, agrémente le sentier escarpé que Martine grimpe à flanc de montagne. Il est tôt. Elle aime parcourir ce sentier peu après l’aurore tandis que les lieux sont vides de gens.
Elle a beau grimper, sentir ses jambes se contracter sous les efforts, accueillir les endorphines qui envahissent son corps, elle n’arrive pas à se débarrasser de cette sourde tristesse qui traduit son éternel et profond mal de vivre. Elle a beau être bien ici, au creux de la nature, elle se sent toujours aussi seule. Combien elle souhaiterait que cette boule, en permanence coincée dans sa gorge, soit comme un vêtement que l’on enlève à volonté et que l’on jette.
Tout en grimpant, elle se revoit la veille après sa semaine de travail, seule dans les bureaux de la firme comptable où elle bosse. La profonde mélancolie l’avait envahie dès qu’elle s’était mise à observer le paysage urbain du haut de son trentième étage. Quelques fenêtres étaient demeuré illuminées dans les rares tours d’habitations dressées ici et là. Des tranches de vie dont elle se sentait aliénée: un groupe d’amis assis autour d’une table, une femme d’un certain âge parlant au téléphone tandis qu’elle arrosait ses plantes, un jeune couple enlacé sous la pénombre d’un balcon. Dans une autre tour, une lumière bleuâtre et saccadée l’avait invitée à croire que quelqu’un regardait la télévision dans l’obscurité. Tout cela lui rappelait un élément qu’elle ne pouvait traduire qu’avec le mot anglais home, comme dans l’expression home sweet home. Elle avait tant souhaité ce home, qu’elle arrivait difficilement à définir, sinon que pour elle home était le contraire d’aliénation.
De temps en temps elle s’arrête pour reprendre son souffle et écouter la musique de la nature; la danse des feuilles sous la brise, les ailes d’une abeille qui bourdonnent momentanément près de son oreille, le chant des hirondelles, plus haut près des cimes. Martine apprécie ces éléments de beauté, mais elle n’arrive pas à en jouir pleinement. Son mal de vivre agit comme un filtre entre elle et la beauté.
Elle connaît le sentier par cœur; après quelques heures d’effort elle reconnaît cet arbre centenaire étendu au bas d’une clairière, sur lequel elle a l’habitude de s’asseoir pour prendre son repas. Elle s’y installe et retire les contenants plastiques de son sac à dos puis les ouvre un à un; des carottes, un sandwiche au thon, un petit pot de yaourt et une banane accompagnés d’un carton de jus de pommes. Un menu royal qu’elle savoure, bien que cette douleur de vivre semble plus intense dès qu’elle s’immobilise. Trop souvent elle entend la voix de sa mère chargée de reproches: « Tu as une bonne situation, tu es intelligente, tu es belle, tu as tout pour toi, pourquoi tu es si triste?! » Une question à laquelle elle a si souvent tenté, en vain, de répondre.
Martine entend un craquement derrière elle, puis un profond grondement. Les battements de son cœur accélèrent. Lentement elle se retourne et aperçoit la bête qui la fixe d’un regard d’une sauvagerie pure.
Elle observe le couguar et ressent une terreur l’envahir, paradoxalement accompagnée d’une profonde admiration pour la puissance de la bête. Le couguar a la tête baissée et est accroupi sur ses pattes musclées. Il est en position d’attaque et fixe Martine d’un regard sans équivoque. Le pelage roux sur ses flancs émet des frissons d’anticipation.
Elle comprend trop bien la situation. Pour la première fois de sa vie elle est confrontée à sa propre mort. Une colère monte en elle. Une vague qui ne cesse d’accroître en volume comme si elle accumulait, en montant vers sa bouche, toutes les émotions accrochées aux parois de son intérieur.
Elle crie. Un long cri portant avec lui toutes ces années de frustrations et de douleurs, toutes ses souffrances et ses questions sans réponses. Un cri primal qui n’a plus rien d’humain. Un cri nourri d’un espoir bafoué et d’un amour pour la vie. Martine cri son existence et son indignation. Son cri devient un râle et bientôt elle s’arrête, à bout de voix, de souffle et d’énergie. Son cœur bat du tambour près de ses tempes. Elle observe l’animal et reconnait sa propre mort dans les yeux noirs et brillants du fauve.
Le couguar n’a pas bronché. Il demeure là, tapi sur le feuillage. Il lèche ses lèvres. Après un moment il se dresse lentement, puis se dirige vers la forêt. Juste avant d’atteindre les arbres il se retourne à nouveau et observe Martine une dernière fois, avec calme et autorité. Puis il disparaît.
Cette dernière fixe sans le voir l’espace maintenant vide dans la clairière. Elle hoche la tête et regarde les arbres qui semblent l’observer comme autant de sages du haut de leur autorité. Elle ramasse les contenants qu’elle dépose dans son sac. Des larmes lui viennent aux yeux. Elle se sent lourde et épuisée. Ses gestes sont lents. Il lui faut beaucoup d’effort pour se relever. Elle rebrousse chemin. Elle fait quelques pas puis s‘arrête soudainement. Tout autour d’elle lui apparaît comme plus vivant. Un sourire se dessine sur son visage maintenant tourné vers le ciel. Elle vient de constater que son mal de vivre s’est évanoui.