Récit : « La séance » par Charlotte Milandri

Publié le: Juil 01 2014 by admin

La couleur jaunâtre du papier peint et les vieux numéros d’Auto moto traînant sur la table basse auraient pu le faire fuir. Les reproductions de mauvaise qualité de quelques tableaux de maîtres achevaient la caricature.

Il l’imaginait la soixantaine, scotché à son divan comme une sangsue, incapable de prendre sa retraite, trop heureux de jouer son rôle de fouille merde, seul la vie des autres l’excitait encore.

 

Impossible de fuir sans signer sa propre condamnation.

 

Un coup de sonnette.

Une femme, la quarantaine, s’assit en face de lui. Dans les salles d’attente, les regards se croisent à demi mot. Une gêne mêlée de familiarité, on partage ce décalage au monde qui nous conduit sur ces chaises inconfortables.

Il aurait préféré rester seul jusqu’à ce qu’on vienne le chercher. Il n’assumait pas d’être ici. Pour se donner l’illusion de la normalité, il s’accrochait à son livre, butant depuis dix minutes sur une phrase qu’il aurait été incapable de répéter si on la lui avait demandée à cet instant précis.

Elle lisait elle aussi, un roman qu’elle avait extirpé de l’énorme sac négligemment posé sur la chaise voisine. Ses cheveux courts, son blouson en cuir bleu, son jean et ses bottes lui donnaient un air sauvage. Rien dans son corps ne trahissait le manque, aucun signe de mal être, postulat nécessaire à toute venue dans ce cabinet.

Dès que son regard devenait insistant, elle levait la tête comme pour lui signifier qu’elle le sentait. Elle ne semblait dupe de rien, ni de son pouvoir de séduction, ni de cette confiance qu’elle dégageait.

Il n’était pas là pour se distraire, demeurer discret était une obligation désormais. Il lui était pourtant impossible de résister à ce trouble qu’elle faisait naître en lui, ce besoin physique.

 

Quinze minutes de retard. Régulièrement, il tentait l’oreille mais ne captait aucun son, le bureau devait être bien isolé, pas même un murmure émanant du patient précédent, sans doute trop bavard.

 

– On y va, Monsieur Louvier ?

Debout, face à moi, la main tendue, son gros sac sur l’épaule, elle me souriait.

– Monsieur Louvier, vous êtes prêt ? Suivez moi

Elle entra dans le bureau, posa sac et veste et s’assit dans l’un des fauteuils que je distinguais depuis la salle d’attente.

Je la suivis.

 

Elle souriait de ma confusion.

 

– Vous êtes le Docteur Ledain- Vasset ?

– Qui d’autre ?

– Votre prénom sur la plaque. Maxime. J’ai cru que vous étiez un homme. Et puis, cette façon de rester avec moi dans la salle d’attente, c’est étrange, non ?

– Vous n’êtes pas le premier à me croire chauve et bedonnant ! J’aime sonder mes patients avant qu’ils ne sachent qui je suis.

 

Sans anesthésie préalable, elle l’avait passé au vif ; son scalpel sous sa peau, dans sa tête. Sanguinaire.

 

Son désir s’accentua, il ne pensait qu’à une chose : l’embrasser. Elle le surprenait avec délice.

 

En lieu et place du divan fantasmé, se trouvaient trois fauteuils club en cuir vieilli dans lesquels le corps trouve ses marques aisément, comme un vêtement qui vous reconnaît, réchauffant sans contraindre. La lumière émanait de plusieurs lampes, pas de néons blancs et impersonnels, mais des nuances de jaune orangé donnant à l’ensemble un air de clubhouse. Il manquait le piano et le whisky pour que l’on se croit dans un bar de jazz.

 

Elle hésitât devant une pile de carnets multicolores, saisit le rouge et y griffonna quelques mots avant de lever son regard gris vert.

 

 

Il s’essaya :

– C’est à moi de commencer ?

 

Elle ne répondit rien.

 

– En principe ,je crois que c’est à moi. Même si jusqu’à maintenant, rien ne s’est déroulé comme l’idée que je me faisais d’une séance.

Il faut que je vous parle de mon enfance, non ? Tous les psys font ça ! Tout vient de là, dis moi l’enfant et je te raconterai l’adulte. Des foutaises ! Rien d’inné, tout se construit, voilà ma conviction. Mettre mes actes sur le dos de mes parents équivaut à me rendre irresponsable, à conclure que je ne pouvais pas y échapper et constater donc que je n’ai de prise sur rien. Trop facile !

 

Son trouble se muait en agressivité, sans qu’il parvienne à y résister.

 

– Ou alors il faut que je raconte ce soir de juin dans les détails ? Sans rien passer sous silence, l’alcool, les envies profondes, ces idées noires qui me harcelaient depuis plusieurs semaines, accompagnése de maux de têtes violents durant lesquels une phrase inlassablement se répétait : « tu n’es qu’un incapable ». Incapable de vivre, de résister et d’avancer. D’exister en somme. Alors, oui, ce jour là j’ai voulu sentir mon corps, savoir que ce sang ne s’écoulait pas sans but.

 

Il se radoucit et ajouta :

– C’est bon ? J’ai bien répondu ?

 

– Il n’y a pas de « il faut », « je dois » et surtout pas de bonnes ou mauvaises réponses. Vous débordez de clichés sur la psychanalyse, vous êtes devant moi en raison d’une injonction, ce n’est pas une prise de conscience sur la nécessité de vous comprendre. Entre deux maux, vous avez choisi le plus doux, en apparence tout au moins.

Vous ne voulez pas parler de l’enfance, et vous commencez par cela. Vous vous posez en coupable et vous y cherchez une cause. Quel est selon vous, le plus important dans ce que vous venez d’énoncer ?

 

Elle lui sourit.

 

– Vous êtes étrange.

– Merci pour le compliment

– Je m’attendais à un vieux psy qui me demanderait de m’allonger, ne prononçant aucun mot, me laissant divaguer avant d’encaisser son dû et vous êtes là avec votre sourire charmeur, un look de motard improbable et vos fauteuils défoncés, à me balancer des vérités alors que je n’ai encore rien dit.

– Cela vous déplaît ?

– Non, simplement déroutant.

– Je n’obtiendrais rien de vous en vous allongeant sur un divan.

– Ca dépend…

 

Il voulait la défier, la bousculer.

Elle ne releva pas son allusion, bien trop intelligente pour se laisser piéger.

 

– Le plus important ? Certainement pas mon enfance vosgienne, encore moins mon parcours de petit soldat. Peut être cette fameuse nuit finalement.

 

Elle hocha la tête. Il aurait voulu qu’elle parle, qu’elle lui raconte ce qu’elle avait saisi de lui, comprendre ce qu’il pouvait procurer à une inconnue.

 

– Ca y est, vous devenez ce psy attentiste, prêt à remplir son carnet de mots complexes, de pensées sordides et de jargon médical pour me cataloguer pour que je rentre dans un profil défini. On coche les cases et on voit le nombre de A, B et C comme ces tests débiles inondant les magazines féminins Lors de votre réveil, vous posez, en premier, le pied gauche, le pied droit ou les deux en même temps ? En fonction de ma réponse, on saura si je suis un pervers narcissique, paranoïaque ou hystérique ? Un gardien, un artisan ou un rationnel ? Nos névroses sont nos marqueurs de vie, non ?

 

Pas un haussement d’épaules, ni même un soupir. Elle se contentait de le regarder, son crayon à la main.

 

– Je vous croyais différente.

– En quoi suis je différente de celle que j’étais il y a cinq minutes encore ?

 

– Vous avez écrit quoi là ? Dans votre carnet rouge ? Instable, changeant ? Et pourquoi vous avez choisi le rouge ? Votre opinion est déjà faite, vous l’avez dit vous même, ces cinq minutes dans la salle d’attente ont suffi, non ? Vous avez vu quoi ? Ma lecture du ravissement de Lol V Stein me définit ? Le dossier des flics en dit déjà trop ! Vous attendez quoi de moi exactement ? Que je tombe dans le piège et que j’avoue tout ? Mais je suis un homme dangereux, Maxime ! C’est ça qui vous excite, ça vous sort des crises de la cinquantaine, des ados mal dans leurs pompes et des hommes qui sautent leurs secrétaires parce qu’ils sont amoureux de leur mère ! Je suis exotique, moi ! Insaisissable et plutôt pas mal, non ? Allez, jugez, sauvez moi ! Trouvez cet autre que j’héberge !

 

Sa tirade l’avait sorti de son fauteuil, il était planté à quelques centimètres d’elle. Leurs jambes se frôlaient, il voulait la toucher quoi qu’il advienne, l’approcher, la ressentir. Il deviendrait sa proie si là était la seule solution.

 

Elle ne cillait pas, le scrutant de ce regard perçant.

 

Il se rassit.

 

Il ne briserait plus le silence. S’il le fallait, ils resteraient là pendant les deux heures qu’il occupait dans son agenda.

 

Elle ferma son carnet, baissa les yeux, prit une profonde respiration, se cala dans son fauteuil et d’un ton qui n’autorisait aucune contradiction affirma : « C’est bon, maintenant on peut commencer. »

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