Récit : « Je ne sais pas » par Marine de Scorbiac

Publié le: Mai 08 2014 by admin

Martin se plongea dans son journal pour oublier la tristesse de ce dimanche gris et pluvieux. « Allons boire un verre au café d’en bas » proposa-t-il à Lorraine, ne souhaitant qu’une chose, ne plus être seul avec elle.

Tout lui semble terne : ses cheveux, sa peau, son humeur aussi. Comment la vie a-t-elle abîmé autant les sentiments qu’il éprouvait pour elle ? Pourquoi celle qu’il tremblait de perdre est-elle devenue cette femme fade et triste ? Son regard y est-il pour quelque chose ou bien l’objet de ses sentiments s’est-il abîmé de lui-même ? Les deux sans doute.

De nouvelles lunettes n’y changent rien… Et pourtant, il ne peut se résoudre à la quitter. Leurs trois enfants y sont certainement pour quelque chose, mais pas seulement. Une image de ce qu’ils ont été et un espoir fou de retrouver cet état de grâce. Sans doute le résultat d’un manque de son enfance car oui, comme il l’a aimée… Il a investi son histoire d’amour comme si c’était la seule possibilité d’être heureux sur cette terre. Une femme, une sœur, une mère et une maitresse. Un radeau de survie surtout. Mais c’est évidemment maintenant qu’il réalise le rôle qu’elle a joué. Ce bout de bois auquel il s’est accroché, sur lequel il s’est hissé et dont il a fait sa maison. Une belle et douce maison avec une cheminée, un large canapé pour discuter des heures, pour traduire en actes les 3 C qu’ils se sont édictés comme règle : Communication, Confiance et Complicité.

 

Il essaya alors de regarder sa femme avec distance. Se remémorer ces souvenirs adoucit son jugement. Comment retrouver l’excitation, le manque, le désir, la joie de la voir ? Comment lui redonner son lustre, essuyer la poussière qui recouvre tout ? A commencer par sa tolérance ?

Il a la lucidité de reconnaître qu’il a sans nul doute épousé un rêve. Un rêve qui a duré plus de 20 ans mais pour lequel il a changé, s’est métamorphosé. Et rien que pour ça, il doit avoir un résultat. Il a fourni les efforts les plus fous pour répondre à ses besoins à elle. Ce n’est pas possible qu’il ne se passe rien. Et il n’attend pas une étincelle non, mais un feu d’artifices. Il attend… sans doute un fantasme, une illusion. Certainement.

Une femme-amie, partenaire des fou-rires, des coups durs, des aventures; un camarade de folies, l’oreille attentive de tous ses délires; l’épaule solide de ses chagrins, de ses engueulades familiales ou amicales. La source de ses plus grandes joies, de ses plus fortes émotions, de sa plus grande douleur aussi. LA source.  Et ce, sur la durée. Une camarade de vie. De toute la vie.
Il est perdu dans ses pensées et ne voit même pas la commande arriver : un café allongé pour lui et un thé vert pour elle.

A la table d’à côté, une femme brune & bronzée par le soleil de la Côte, raconte avec un léger accent, ses projets, ses connaissances. A travers les gens et les lieux qu’elle évoque, elle se raconte, se justifie. Ses permis de construire, ses passe-droits, ses « amis », ses réalisations, autant de justifications d’une vie sans nul doute pauvre par ailleurs. Et son interlocuteur, de l’écouter impressionné.

– Tu sais, Roberto, mon associé… Il est mort.
– Je suis désolé…

– Il n’a jamais beaucoup vécu. Je ne suis pas sûr qu’il ait fait la différence…

– Ton cynisme te perdra Sophie. C’était tout de même l’un de tes amis, non ? A moins que cela ne l’ait été que sur le papier.

Sophie se retourne alors, laissant son regard fuir vers l’horizon. Ne pas répondre. Quelle que soit la réponse, elle constituera un indice pour son interlocuteur. Alors, elle se tourne vers Martin qui se trouve dans son champ de vision, et s’accroche à son regard pour mieux justifier son silence face à son interlocuteur.

 

Lui sait bien que cette femme ne le voit pas vraiment, qu’elle regarde à travers lui mais il se sent dévisagé, mis à nu. Pendant quelques secondes, Martin se plaît à croire qu’elle a vu en lui, une solution. Oui, c’est bien ce mot. Une solution. Cette sensation d’être désiré, utile, … la pièce maîtresse d’un puzzle.

 

– Est-ce que Louis t’a dit quand il rentrait ?

– Oui, oui. Il sera là pour le dîner. Il travaillait ses partiels avec Thomas cet après-midi.

Cette question logistique de Lorraine n’a que vocation à le ramener sur terre. Mais il ne veut pas. Ou tout du moins, pas comme ça. Pas pour ça.

« Il n’a jamais beaucoup vécu »… n’est-ce pas un bon résumé de sa vie que cette phrase qui flotte encore dans l’air ? C’est alors que l’idée lui vient. Et elle est évidence.

 

– « Rentrons, j’avais oublié que j’avais un coup de fil à passer, tu veux bien. »

Elle n’a même pas commencé sa tasse de thé qui fume dans la tasse posée devant elle. Il règle l’addition que le garçon a laissée en apportant la commande, en baissant la tête : il veut éviter son regard. Ne sait-on jamais… Elle pourrait voir dans les yeux de son mari cette lumière, cet indicateur d’une liberté nouvelle qui pourrait alors l’effrayer.

 

Une fois arrivés à l’appartement, il va dans son bureau, prend une feuille de papier et note sans les ranger, les idées qui l’habitent désormais tout entier, le remplissent sans nuance :

«Lorraine, je vais partir. Je suis passé à côté de ma vie.

Je suis un aventurier, un entrepreneur. J’ai besoin d’adrénaline et aujourd’hui, j’ai une vie sans saveur, qui manque de sens. Je rêve ma vie, je ne la vis pas. Chaque projet que j’imagine te semble saugrenu. Tu es engluée dans ton quotidien de mère, de bonne épouse modèle telle qu’on te l’a enseigné et non pas tel que tu as choisi de le vivre. Que ne t’ai-je demandé de débrancher! De penser différemment. De me regarder autrement. Je ne suis pas seulement le père de famille, l’ami, le mari sympa qui rentre dans les cases. J’ai fait des sacrifices pour nous, je t’ai tout donné. Et toi? Qu’as-tu donné? Où est notre projet à deux ? Notre folie, celle qui nous a unit il y a 20 ans? Tu suis l’autoroute alors que je te demande de m’accompagner sur les chemins de traverse.

Tu ne sais pas te mettre à ma place. Tu ne fais rien pour moi. Tu parles de langage de l’amour, je te parlé d’oreilles de l’amour. Cesse les incantations, agis. Souviens-toi de ce qui nous a gouvernés: il n’y a pas d’amour, il n’y a que des actes d’amour. C’est toujours vrai. C’est plus que jamais vrai. Propose des choses. Rends-nous vivants! Nous nous enlisons dans cette icône de nos 18 ans… Ils ne sont plus là pour nous admirer, ceux qui nous entouraient : englués eux aussi dans leur vie, ils ne peuvent plus justifier de nos choix et servir de comparatifs.

Je ne sais plus si je t’aime. Tu en es devenue transparente. Je ne ressens plus rien… Je me sens vide. Vide de toi, vide de nous, vide de tout ce sur quoi repose ma vie. Et tu en étais la clé de voûte.

Peut-être suis-je en train de faire une erreur. Une grossière erreur, mais j’étouffe de cette vie sans oxygène, sans adrénaline.

Je veux partir. Je veux te fuir, tu m’empêches de m’envoler. Je veux… vivre. »

 

Epuisé par la violence des idées, des émotions et des sentiments, il s’allonge sur le canapé qui se trouve dans son bureau, pour les soirs où il travaille tard. Il veut mettre ses idées au clair, faire le tri entre l’usure du temps, la colère, les idéaux et la réalité de ses sentiments. « Il n’a jamais beaucoup vécu »… Il sent instinctivement qu’il y a là un indice, une réponse à la vacuité de sa vie. Les images se mêlent aux mots, puis il s’endort, fatigué par les ressacs de sentiments parfois contradictoires.

 

Lorraine entra quelques instants plus tard dans le bureau, trouvant Martin endormi et la lettre sur le bureau. Après s’être assuré qu’il dormait vraiment, elle ne pût s’empêcher de lire les mots couchés sur le papier. Ils faisaient plus mal les uns que les autres. Son regard allait de la lettre au visage endormi de son mari. Une réalité prenait vie et laissait place à des choses si présentes, si tenaces entre eux depuis quelques années. Comment en étaient-ils arrivés là ? Pourquoi s’était-elle « endormie » sur cette vie où la progression de leurs carrières, de l’âge de leurs enfants avaient occulté le reste. Cette routine où les sentiments s’étaient émoussés avait laissé la place aux convenances sociales et à la logistique du quotidien.

 

L’image alors resurgit : il s’était jeté à ses pieds comme un clown qui s’étend de tout son long sur la piste du chapiteau, devant les yeux ébahis des spectateurs. Un jeune fou inconscient de son charme et totalement sous l’emprise de l’excitation ambiante. La voilà la première et seule image qu’elle a de lui: un chien fou, passionné et drôle. Mais aussi inconscient et gai. Et pourtant aujourd’hui… Ce parfum disparu, sous les diktats de la vie en société pour commencer, puis sous le poids de la responsabilité feinte ou réelle : le boulot, les enfants, les soucis. Tout cela a aspiré gloutonnement l’insouciance. Pour ne plus jamais qu’elle ne revienne. Plus jamais. Aspirant dans le même temps l’excitation de se retrouver, les projets à deux étouffés par les projets à cinq, les désirs éteints sous la fatigue du boulot ou encore les « plus tard » maintes fois rétorqués quand ils se prenaient à rêver. Mais le temps a passé. Le temps se réduisait pour disparaitre. Comme nous, rapidement.

 

Rien que de repenser à leur passé, leur rencontre et les émotions qui les traversaient, les larmes coulent, d’abord silencieusement puis à torrent, en sanglots enfantins. Le désespoir s’installe. Comment fait-on au bout de 20 ans de rêves et 10 ans de vie commune déçus pour avoir encore envie ? Comment fait-on pour être toujours fier de l’autre, parler la même langue, vouloir aller dans la même direction et vouloir tous les jours en se levant, aimer l’autre encore plus que soi-même ? Sans se faire déborder par le quotidien, sans être happé par des projets, des gens et des rêves plus sexy ? Comment montre-t-on à l’autre que malgré tout ça, hé bien l’amour est toujours là. Enfoui, mais solide.

 

Lorraine pose alors sa tête sur la poitrine de Martin en essayant de se faire légère mais en respirant son odeur, se faisant bercer par sa respiration. Quelques minutes de silence, et les sanglots contenus de la jeune femme réveillent Martin.

–       Que fais-tu là Lorraine ?

–       …

–       Tu as lu mes notes… tu n’aurais pas dû. Je ne sais pas ce que je veux. Il y a des choses vraies dans cette lettre, mais… « je ne sais pas ». Je ne peux te dire qu’une chose pour le moment, « je ne sais pas ». Mais il va falloir que je sache sinon je vais devenir fou…

 

Lorraine aspire l’air comme une noyée et choisit une posture face à tous ses doutes. Elle ne peut pas le laisser s’enfoncer dans cette certitude qui fait son chemin chez lui. Il ne sait pas. Il ne sait pas s’il l’aime encore, et il est bien tentant de tout envoyer promener. Facile de le faire. Le doute est pernicieux et fait son nid dans les questions et le silence. Elle voit le sol trembler. Il lui semblait ferme tant qu’elle ne le regardait pas, mais il est désormais terriblement mouvant. Tout comme ces couples qui parlent pour remplir l’espace, le temps et ne pas penser à la mort, le sien est proche du précipice, s’il n’y est pas déjà dans le précipice. Qu’est-ce qui est réflexe, qu’est-ce qui est choix ? Elle ne sait plus. Elle réalise avec une acuité toute douloureuse, qu’elle n’a fait que se reproduire et reproduire dans le même temps les erreurs de ses parents. Répéter des phrases maintes fois entendues enfant ; répéter des erreurs observées chez les autres. Faute de temps, faute de volonté, faute d’amour aussi sans doute même si elle ne veut pas le reconnaitre. Le piège du quotidien.

« Je ne sais pas ». Ces mots sont en train de détruire son monde. Une déflagration à ondes sismiques régulières et violentes. Elle ne sait plus grand-chose non plus, mais elle est sûre d’une chose : elle ne le laissera pas dériver sans elle.

 

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